A la fin du Jour
“Dans le premier roman de Levesko, un jeune homme à la pensée profonde médite sur la vie et l’amour à Paris et au-delà … Le voyage d’Alex, d’une jeunesse confuse et irresponsable à une maturité plus réfléchie, résonnera en quiconque a été aux prises avec des questions existentielles… un roman peut-être très philosophique, par moments, mais un roman qui a su capter l’agitation et l’excitation de la fin des années 60.”
—Kirkus Critique
L’enveloppe provenait de Kaboul, Afghanistan, et elle m’était adressée à Paris. Elle ne portait aucun cachet indiquant le jour de son envoi. A l’intérieur se trouvait une lettre rédigée d’une petite écriture, nette et délicate—une écriture de femme. Elle était datée du 3 juin 1968, environ deux mois plus tôt . . . Je lus:
«Cher Alex,
Je regrette d’être la messagère de terribles nouvelles et m’en excuse. Chris est mort. Il est décédé il y a trois semaines, ici à Kaboul. J’ai pensé que vous tiendriez à l’apprendre. Il parlait tellement souvent de vous et parmi ses papiers j’ai découvert votre adresse à Paris. Je prie pour que ma lettre vous parvienne et vous trouve en bonne santé. Je suis affreusement désolée de ne pas avoir écrit plus tôt, mais j’espère vraiment que vous comprendrez.
Cordialement,»
La lettre était signée: Anne. Ni nom, ni adresse, aucune autre précision. Rien au sujet de la cause du décès ni comment cela était arrivé.
Chris, mon pote, disparu! C’est pas vrai. Quelle merde de vie. Ce bon vieux Chris. La vie est décidément impénétrable. Toutes sortes de souvenirs m’envahirent soudain. Depuis quand n’avais-je pas pensé à lui? Les rares nouvelles dernières de lui suggéraient qu’il partait pour l’Inde. Anne devait être la fille anglaise qu’il était sensé emmener avec lui. Je fus pris du regret immense d’avoir négligé de rester en contact avec lui.
L’annonce brutale de la mort d’un ami est un choc profond. C’est une part de soi qui meurt, et la douleur et le vide dans l’âme sont pires encore quand on ignore ce qui s’est passé. On voudrait arrêter le cours du temps, revenir en arrière, faire les choses que l’on n’a pas faites et dire les choses qu’on aurait dû dire. Notre cœur est plein de remords. La déception personnelle de n’avoir pas été tel que l’on s’imaginait être ou l’ami que l’on aurait dû être est désastreuse. On se sent comme un imposteur. On culpabilise. Cela ternit l’idée que l’on se fait de soi.
Il y a deux certitudes inéluctables dans la vie: la naissance et la mort, et leur logique est imparable. Avec la sinistre nouvelle de la mort de Chris et en contraste avec les choses qui étaient en train d’influencer ma vie ici à Paris, en ce moment, je commençais à réfléchir sur le jeu que l’univers joue avec nous et combien c’est paradoxal. Nous ne savons jamais si c’est le bien ou le mal qui viendra frapper à notre porte. Tout ce qu’il y a à faire c’est méditer et attendre. A ce sujet la seule certitude sur laquelle compter est la totale incertitude de tout cela.
J’avais rencontré Chris seize mois plus tôt à Athènes, en Grèce, par l’intermédiaire de Cléo au milieu du printemps en 1967. Cléo, née en Égypte de parents grecs, avait ouvert un petit hôtel pour touristes itinérants, américains pour la plupart. Le père de Chris avait émigré de Grèce en Amérique pour s’installer par hasard dans l’Ohio où il s’était marié puis où Chris était né et avait grandi. Cléo et Chris, bien que citoyens de pays différents, se considéraient eux-mêmes comme grecs.
Après une nuit entière de route depuis la Yougoslavie j’étais parvenu à Athènes au petit matin et m’étais rendu à l’agence American Express pour remplacer quelques traveller cheques que j’avais perdus, virer de l’argent à un ami à Istanbul, et récupérer mon courrier. J’avais projeté de ne rester que deux jours à Athènes puisque ma destination finale était l’île d’Hydra. Grâce à l’intervention de Milo, un ami à Paris, j’étais venu pour rencontrer un producteur de film italien qui avait sollicité ma collaboration pour l’écriture du script d’un film qu’il voulait tourner.
Me remémorant un récent voyage au Japon j’avais écrit une histoire plutôt fantasque sur un lutteur sumo soulignant avec quel sérieux les Japonais considèrent ce sport traditionnel très ancien et exclusivement masculin. Le producteur l’avait lu, avait aimé, et voulait que je travaille avec lui. J’avais même été surpris d’apprendre qu’il y a avait des amateurs au courant de mon histoire. Quoiqu’il en soit cela allait être ma première incursion dans ce monde étrange et obscur du celluloïd et du faux-semblant.
Après avoir jeté un œil sur mon courrier en sortant de l’agence de l’American Express je me mis à discuter avec un couple d’Américains qui venaient eux aussi tout juste d’arriver. Ils devaient se rendre chez Cléo, et ils me proposèrent de les accompagner puisque j’avais moi aussi besoin d’un endroit où demeurer en attendant de prendre contact avec le producteur italien. Quand nous sommes arrivés chez Cléo c’était le moment du petit déjeuner servi sur une terrasse dans la cour d’un petit immeuble qui donnait sur un carrefour où l’on était en train de faire des fouilles.
Deux jeunes soldats portant avec décontraction leur fusil M-16 à l’épaule se tenaient près de cet endroit. La Grèce était alors sous le contrôle d’une poignée de colonels de l’armée. Ils avaient organisé un coup d’état et avaient instauré un gouvernement militaire. Le roi s’était réfugié à Londres et le bruit courait que la junte ne le laisserait pas revenir tant qu’il serait supposé comploter, de son exil forcé à Londres, pour se débarrasser des colonels.
Cléo était une femme accueillante, probablement proche de la soixantaine, dont il émanait un charme vieux monde qui me fit immédiatement l’aimer et lui faire confiance. Elle me dit qu’elle n’avait pour le moment aucune chambre simple disponible, mais que si je ne voyais pas d’inconvénient à en partager une avec un autre Américain je serais le bienvenu. Cependant, partager une chambre avec une personne que je ne connaissais pas n’était pas la première de mes préférences. J’avais quitté Paris justement parce que je ne voulais plus continuer à cohabiter avec ma petite amie.
— Cléo, vous me demandez de partager la chambre avec un étranger qui n’est même pas de sexe féminin.
Mes propos me valurent un large sourire de sa part.
— Laissez-moi prendre mon petit déjeuner d’abord et nous verrons ensuite, ajoutai-je.
La ville moderne d’Athènes me rappelait Burbank, en Californie. Laide. Avec ses immeubles d’habitation sans caractère particulier. On a l’impression qu’il manque quelque chose aux deux villes. C’est dans les ruines anciennes, en revanche, qu’Athènes est différente. Rien ne peut préparer le visiteur, la toute première fois, à la beauté majestueuse du Parthénon ou des autres monuments antiques qui subsistent encore dans la ville. Le bruit émanant de la foule chez Cléo, en ce début de matinée, me fit penser aux autres Américains présents. Tout le monde semblait être dans les meilleures dispositions d’esprit. Je me sentais vieux parmi eux alors qu’en réalité je n’avais que quelques années de plus.
Un de mes amis européens soutient une théorie sur les Américains, en général, et sur la façon dont on se comporte avec des étrangers quand on les rencontre pour la première fois. Il dit que les toutes premières minutes sont déterminantes du fait de notre tendance à raconter notre vie aux gens à peine rencontrés, sans qu’ils ne l’aient demandé, après quoi nous semblons fuir tout autre sujet de conversation. On donne l’impression d’être désinvoltes, immatures et complètement égocentriques—c’est son avis. Il affirme aussi que la plupart des Américains connaissent le reste du monde à travers une vision de la télévision à la fois frivole, distante, et insidieuse.
C’est ainsi que nous nous détachons des réalités de la vie. C’est également ainsi que nous nous fabriquons notre propre idée du monde: à travers la télévision. Nous ne lisons ni livres ni journaux; nous sommes indifférents aux autres. Cela n’a aucun impact sur nous. Mon ami se moque de nous en disant que nous sommes les citoyens les plus informés tout en restant les plus ignorants. Non seulement cela déforme notre vue sur le monde mais aussi la place que nous y tenons. Mais il aime toujours les États-Unis, ajoute-t-il.
Je pouvais, cependant, entendre autour de moi toutes sortes de commentaires et d’idées venant de ceux qui se trouvaient là. Tout ce que j’avais à faire était de fermer les yeux et je me retrouvais en Amérique dans la cafétéria d’un collège pleine à craquer à l’heure du repas. Chacun faisait des projets. Des projets à propos de tout. Les bribes de conversation que j’entendais portaient sur un grand sens de l’aventure, l’excitation, l’enthousiasme de la jeunesse, et la curiosité pour le monde au sens large du terme. Je n’étais pas totalement convaincu que les critiques de mon ami à propos des Américains soient justes.
Je me retrouvais en train de réfléchir sur les nombreuses raisons qui m’avaient amenées en Grèce. Il est vrai que j’étais venu dans le but d’écrire le script d’un film pour ce producteur et que ma copine et moi en avions assez l’un de l’autre. Il est vrai aussi que ces derniers temps je m’étais senti paumé et pris par la routine. Je suppose que mon abattement provenait de l’accumulation d’un tas de choses sans qu’aucune prise à part n’ait vraiment d’importance. En les mettant finalement bout à bout il en résultait un sentiment de contrariété et d’ennui qui m’amenait à vouloir faire des changements dans ma vie. Sans trop bien savoir de quels changements il s’agissait.
J’avais besoin de filtrer cette anxiété par un prisme différent en espérant que cela m’aiderait à comprendre ce qui se passait. J’étais à la recherche de choses simples, de choses différentes. Aussi, un changement de géographie et d’atmosphère ou «d’ambiance», comme diraient les Français, pourrait m’aider à clarifier ma confusion et mes contradictions en m’offrant de nouvelles idées, de nouvelles perspectives.
Peu après tout le monde ou presque a quitté la terrasse sauf un homme assis à une table dans un coin, un chien à ses pieds, et un couple à une autre table. L’homme avec le chien commanda deux œufs au plat que le serveur lui apporta. Après les avoir sentis il secoua la tête et les renvoya. Un moment plus tard le serveur lui rapporta d’autres œufs. L’homme les sentit et parut satisfait. Il prit alors l’assiette et la plaça près du chien.
Tout d’abord, le chien ne daigna pas regarder l’assiette. Puis il finit par le faire, flaira la nourriture, regarda l’homme, et secoua la tête signifiant clairement: non! L’homme hocha la tête de haut en bas indiquant sévèrement: oui! Le chien et l’homme se regardèrent fixement sans bouger. C’était une sorte de bravade! Après un moment, et avec un air las, le chien commença à manger mais toujours si lentement qu’il donnait clairement l’impression que le cœur n’y était pas.
Le chien termina son plat et lécha l’assiette très délicatement. L’homme prit alors un toast y étala du beurre et de la confiture et le posa dans l’assiette du chien. Le schéma attendu se reproduisit et le chien mangea finalement le toast avec le même air las. Seulement quand il eut terminé, il montra sa reconnaissance en remuant la queue frénétiquement. J’eus l’étrange impression que, dans le jeu qu’ils jouaient, les rôles du maître et de l’animal domestique étaient inversés.
La femme du couple assis plus loin se leva, se dirigea vers le chien et le caressa. Elle était grande et avait à peu près dans les quarante ans. Il y avait une certaine dureté dans son apparence. Pourtant, quand elle se mit à parler sa voix était douce, et très agréable. Mais quelque chose me frappa: sa voix et son apparence n’étaient pas en accord; ça semblait plutôt asymétrique. Elle dit qu’elle s’appelait Marie et que son ami s’appelait Evan. Ils venaient d’Australie.
Elle ajouta aussi qu’elle et Evan n’étaient pas amants mais seulement amis. Je ne voyais vraiment pas pourquoi elle se sentait obligée de le préciser. L’homme au chien dit que son nom était Stewart, que le chien se nommait Percy, et qu’ils venaient d’Angleterre. Cléo revint quelques instants plus tard pour savoir ce que j’avais décidé. Le petit déjeuner pris, et l’idée de devoir sortir chercher un hôtel me fatigua et je lui répondis qu’après tout j’avais finalement décidé d’accepter de partager la chambre avec l’autre personne.
— Son prénom est Chris. Il est américain, mais vous ne pouvez pas le rencontrer parce qu’il est en prison.
Sa voix et sa façon d’être montraient qu’elle n’était pas très à l’aise en partageant ce genre d’informations avec moi.
— C’est un très gentil garçon et je me fais vraiment du souci pour ce qui peut lui arriver, ajouta-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il a fait?
— Il n’a rien fait du tout. C’est ce fichu gouvernement fasciste.
Il y avait du dédain dans sa voix.
— Vous avez essayé l’ambassade américaine? Ce serait ce qu’il y a de mieux à faire.
— L’ambassade américaine?
Un pli apparut sur son front et elle me regarda comme si j’avais suggéré un truc fou: tenir en laisse un chien affamé avec une longue chaîne de saucisses de bœuf toutes fraîches autour du cou. Je lui dis que j’avais des contacts à Athènes qui pourraient peut-être l’aider, mais que j’avais vraiment besoin de me reposer. Après quoi je pourrais lui donner un coup de main. Elle me dit qu’elle comprenait et elle m’emmena alors dans la chambre que je devrais partager avec cet oiseau en cage. Je m’endormis tout de suite, ce qui est assez inhabituel chez moi.
Il était midi passé quand je me suis réveillé. Bien qu’ayant beaucoup voyagé et dormi dans des endroits bizarres je ne m’habituais toujours pas à me réveiller dans un endroit peu familier. L’immeuble paraissait très tranquille. Après avoir pris une douche je descendis sur la terrasse. L’homme, avec le chien à ses pies, était toujours assis à la même table qu’auparavant, seul, en train de faire une réussite aux cartes. J’avais l’impression qu’ils n’avaient pas bougé du tout.
Cléo et un homme étaient assis à une autre table. Elle me proposa de me joindre à eux pour le repas. J’avais un peu réfléchi sur son ami Chris. Quelques années plus tôt, quand j’étais à l’armée, j’avais rencontré un Grec à Bangkok qui m’avait dit qu’il connaissait tout le monde qui méritait d’être connu en Grèce et de lui faire signe si un jour je venais à Athènes. Il s’appelait Démétrios. J’avais encore son adresse. Le seul problème, c’est qu’il était mercenaire.
L’idée de l’appeler pour aider l’ami de Cléo à sortir de prison sans connaître les détails de l’incarcération était un peu farfelue. Ignorant comment Cléo réagirait à la nouvelle des activités de Démétrios je décidai donc de garder pour moi quelques détails et de voir comment les choses évolueraient. Ce fut un déjeuner long et agréable où la conversation était insouciante et qui se termina avec un délicieux café serré et un cognac.
— Alors, ce Chris, sérieusement, pourquoi est-il en prison? demandai-je.
— A cause d’un incident bête. C’est la faute du gouvernement. Il ne mérite pas la prison. Je me fais du souci pour lui.
— Qu’est-ce qu’il a fait de mal?
— Il a insulté des représentants du gouvernement avec des gros mots.
Depuis qu’un gouvernement militaire était au pouvoir, Chris avait des problèmes avec les autorités. Cléo ne semblait, cependant, pas vouloir me donner plus de détails.
— Je vous ai parlé de quelqu’un que je connais qui vit ici à Athènes. Il m’a dit avoir des relations. Il pourrait nous suggérer un moyen de l’en sortir, enfin, si je peux le trouver, dis-je.
— J’ai aussi demandé à quelques personnes de mon côté mais ils ont peur. Ce serait bien de votre part si vous essayez d’aider Chris.
Elle me gratifia d’un grand sourire et me prit la main ce qui me surprit. Je lui montrai l’adresse de Démétrios.
— Le mieux serait de prendre un taxi d’ici. Je le règlerai, ajouta-t-elle.
— Vous n’avez pas à le faire.
Elle m’indiqua alors la direction pour aller à pied jusqu’au bureau de poste car je devais envoyer un télégramme à mon producteur italien pour l’avertir que j’étais à Athènes. A la poste je me débrouillai pour me faire comprendre dans un mélange de français, l’anglais, et de gestes des mains. La femme derrière le comptoir m’assura que le message atteindrait Hydra. Peut-être aujourd’hui, peut-être demain, mais il y parviendrait.
La température à Athènes était poisseuse et humide à cette heure et il y avait très peu de circulation. Mais je pus trouver un taxi et le chauffeur n’eut pas de problème pour comprendre où je voulais me rendre. Il avait vécu à Atlanta pendant deux ans et parlait anglais. Les premiers mots qu’il a trouvés en apprenant que j’habitais San Francisco furent:
— Frisco! Then, you know Thanatakis?
— No, I don’t know Thanatakis.
— Tu connais pas Thanatakis?
Il était surpris que je ne connaisse pas Thanatakis.
— Non, c’est qui?
— C’est mon cousin.
Il lui semblait normal que je connaisse personnellement son cousin ou que j’en aie entendu parler puisqu’il habitait à San Francisco.
— Tout le monde le connaît.
— Eh bien, je ne l’ai jamais rencontré.
Je pouvais dire qu’il était franchement déçu que je ne fasse pas partie des meilleurs amis de son cousin.
— Je vais te donner son adresse parce qu’il faudra que tu le rencontres quand tu rentreras. Il est sympa. Tu lui diras que tu viens de ma part.
— D’accord. Mais avant de me déposer là où je vais, je veux que tu passes par l’Acropole.
— Pourquoi?
— Je veux le voir.
— A cette heure-ci, c’est bon pour les touristes. Si tu veux faire comme le reste des Américains qui viennent ici visiter l’Acropole et pensent que du coup ils sont des connaisseurs en histoire grecque, tu es fou.
— Je veux le voir et je connais quelque chose de l’histoire grecque également.
— Typique. Tu crois qu’il te suffit de regarder dans les Pages Jaunes ou d’acheter un catalogue du grand magasin Sears & Roebuck pour tout savoir. Comment dois-je t’appeler maintenant: professeur?
— Les Pages Jaunes et le Sears & Roebuck ne vendent pas les guides d’histoire ni les guides de voyage. De toute façon, pourquoi est-ce que tu me cherches comme ça?
— Aucune personne normale ne conduit du côté du Parthénon pour le voir à ce moment de la journée.
Il était très formel sur ce point.
— Si tu veux voir d’autres touristes va là-bas et tu les trouveras avec leurs stupides Kodaks et leurs commentaires vulgaires à haute voix. Si tu veux voir le Parthénon tu dois y aller tôt le matin ou la nuit à la lueur de la pleine lune . . . ça, c’est quelque chose.
— Je n’ai pas la moindre idée du moment de la prochaine pleine lune. Et même si c’est ce soir je veux voir le Parthénon maintenant. Mais si tu ne veux pas m’y emmener je trouverai un autre taxi pour le faire.
— Le problème avec les Américains c’est qu’ils ne voient pas la différence entre un trou dans le sol et leur propre cul, répondit-il.
Il se mit alors à grommeler en grec pendant que nous roulions sauvagement vers le Parthénon. En y parvenant je constatai à quel point il avait raison. L’endroit fourmillait de touristes équipés de leur inévitable et omniprésent appareil photo.
— Alors, ça va, t’es content? demanda-t-il.
Il se délectait manifestement de son avantage sur moi. Après quoi il me conduisit à l’adresse de Démétrios à la vitesse de celle d’une Formule 1 lors d’un Grand Prix. Il avait l’air de meilleure humeur maintenant au point de siffloter une chanson.
— Où tu loges ici?
— Oh, tu ne dois pas connaître.
— Je connais tout!
— C’est un petit hôtel qui s’appelle: chez Cleo.
— Je connais. Je passerai te voir plus tard.
Il dit ça comme si je l’avais invité à le faire.
J’écartai son idée et lui payai le trajet. Il refusa un pourboire et brûla presque la moitié de ses pneus en redémarrant. Il m’avait déposé devant un immeuble moderne, haut de plusieurs étages, dans les faubourgs d’Athènes. Chaque appartement avait l’air d’occuper un étage entier.
A la vue des luxueuses voitures garées dans la rue, j’en conclus que quiconque habitait là était soit armateur soit trafiquant de drogue ou bien les deux. De telles voitures auraient certainement fait le bonheur de n’importe quel cambrioleur de Beverly Hills, en Californie, en train de chercher à piquer une voiture. Pendant un moment j’hésitai, pas très sûr de ce que je venais faire là.
Je traversai la rue et examinai la liste des locataires. A l’exception de deux noms en anglais, dont celui de Démétrios, tous les autres noms sur la liste étaient grecs. Voir son nom inscrit si ouvertement me surprit. En toute logique, si vous êtes mercenaire la dernière chose que vous voulez c’est que les gens sachent où vous habitez. Ses voisins ignoraient sans doute ce qu’il faisait dans la vie. Je pressai la sonnette à deux reprises.
J’entendis enfin la voix d’une femme qui venait d’être réveillée et puis la voix fatiguée d’un homme. Après m’être fait connaître, j’ai senti l’homme hésiter et je l’imaginai passant en revue son Rolodex recherchant le nom, le trouvant dans sa mémoire lointaine, puis concluant que je n’étais pas un visiteur de l’enfer—témoin d’un passé qu’il vaudrait mieux oublier—revenu récupérer une dette personnelle.
Démétrios n’avait pas tellement changé. Une grosse poitrine velue et des bras musclés avec des mains de tueur il s’en était vanté une fois. Il portait une robe dorée bien trop petite pour lui qui le faisait ressembler à un ours à moitié nu, ce qui me fit rire. Juste derrière lui se tenait une jeune femme au profil grec, très attirante, se frottant les yeux de sommeil. Elle portait sa robe à lui qui était trop grande pour elle.
— Alex, sacré fainéant! Où étais-tu passé?
Il avait un grand sourire.
— Je suis désolé de vous avoir réveillé.
Je compris soudain qu’aucun Athénien digne de ce nom ne saurait imaginer recevoir de la visite à l’heure de la sieste.
— Tu en as mis du temps, toi, dit-il.
Il me gratifia d’une étreinte de grizzly comme si j’avais été son cousin américain perdu. On aurait dit qu’il s’attendait à ma visite. C’était, bien sûr, une idée folle puisqu’il n’avait aucun moyen de savoir que j’allais débarquer. L’appartement était très vaste, clair, accueillant et confortable, décoré avec goût d’objets anciens mêlés à des sculptures africaines et des trophées de safari. Tout l’ensemble me surprit un peu car l’affaire d’un mercenaire est souvent la mort, mais l’appartement était tout sauf cela. Le salon offrait une vue magnifique sur la mer.
— Viens faire la connaissance d’Hélène, la plus belle femme du monde, dit Démétrios en se tournant vers la jeune femme qui sourit timidement, embarrassée. Je lui serrai la main.
— Welcome, dit-elle.
Puis elle s’excusa et quitta la pièce.
Il était sincèrement content de me voir et versa immédiatement deux verres de double whiskys. On a porté un toast à la vie et aux femmes grecques. Hélène revint quelques minutes plus tard portant un plateau de friandises, un peu de café turc fort pour Démétrios et moi, et sa robe à lui qu’elle plaça à son côté. Elle l’avait échangée contre une robe d’intérieur séduisante et élégante qui donnait l’impression qu’elle ne portait pas grand-chose dessous mais sans rien de bon marché ni de vulgaire. Quand elle s’assit à côté de lui Démétrios commença à caresser ses jambes distraitement.
— Les choses ont sûrement changé. La dernière fois que je t’ai vu à Bangkok tu étais pris dans cette souricière infestée de rats, tu te souviens, dis-je.
— Bangkok! J’aime Bangkok!
Il partit d’un gros rire sonore qui lui secoua tout le corps.
— C’est là que nous nous sommes rencontrés, dit-il à Hélène.
Son sourire laissait supposer qu’elle connaissait l’histoire.
— J’aime Bangkok aussi, dis-je.
— Mais tu n’as pas aimé le Vietnam?
— J’ai détesté. Je ne peux pas dire que c’était une expérience attachante.
Je ne sais (savais) pas pourquoi il avait fait allusion au Vietnam. Il me regarda et sembla vouloir ajouter quelque chose, puis, il regarda sa femme et haussa les épaules. L’expression de son visage indiquait que ce n’était pas un sujet de discussion agréable. C’était un thème que je tenais à éviter autant que possible. Elle le lut probablement sur mon visage. Je me sentais mal à l’aise et je ne sais pas si c’était le simple fait de ne pas très bien savoir ce que je faisais là.
Ou bien parce que je soupçonnais Hélène de savoir que je savais qu’elle était à moitié nue sous sa robe, ou parce que Démétrios montrait partiellement ses parties intimes à travers la petite robe qu’il portait. Du fond de l’appartement je crus entendre les pleurs d’un bébé sans en être sûr. Démétrios voulait savoir ce qui se passait dans ma vie. Est-ce que je travaillais comme journaliste comme je le lui avais laissé entendre un jour? Je lui dis que je ne l’avais pas fait depuis quelque temps.
— Il y a tellement de types qui se prennent pour des journalistes. Des vautours comme tu les appelles, n’est-ce-pas, dis-je.
Il rit quand je lui rappelai cela.
— J’ai des ambitions simples maintenant. Tout ce que je souhaite c’est gagner un peu de fric, ajoutai-je.
— Tu ne veux plus protéger le monde des méchants maintenant?
Ses propres paroles semblaient l’amuser parce qu’une fois il m’avait accusé d’avoir la tête dans les nuages. Il fut heureux d’apprendre que j’avais été engagé par un producteur italien pour écrire le script d’un film, et il voulait avoir des détails. C’était mon ami Milo qui avait convaincu le producteur de m’engager. J’en avais été surpris parce que je ne me considérais pas comme un écrivain proprement dit, mais plutôt comme quelqu’un avec un talent médiocre. D’un autre côté, j’étais toujours prêt à travailler à peu de frais. é rit de bon cœur à cette partie du récit, ce qui fit vibrer sa grosse panse.
— J’ai écrit un article sur toi, dis-je.
Il me regarda avec surprise.
— T’as fait ça?
— Oui, rappelle-toi que tu m’avais demandé de le faire.
— Ouais, t’as pas oublié.
Et il se tourna vers Hélène.
— Tu vois maintenant je suis célèbre, dit-il en riant.
Elle sourit aussi.
— Je peux le lire?
— Je l’ai pas avec moi. Mais quand je rentrerai à Paris je t’en enverrai une copie.
— Promis?
— Ouais, je te l’enverrai.
— T’es toujours un «maître d’œuvre», dit-il.
C’était une plaisanterie et un jeu de mots entre nous. Les hommes grecs utilisent le mot malaka ou «masturbateur» chaque fois qu’ils discutent entre eux. Démétrios avait changé de mot la première fois que nous nous étions rencontrés et m’avait appelé «maître d’œuvre» au lieu de «masturbateur». Il n’avait pas voulu froisser ma «sensibilité américano-puritaine» comme il l’expliqua alors. Je lui avais dit de mettre tout ça «où le soleil ne brille pas», c’est à dire dans son cul. Après avoir ri et m’avoir étreint il avait décrété que pour un Américain: I was OK.
Je lui expliquai alors la situation pour Chris. Il écouta, le visage vide d’émotion. Son regard ne révélait rien. Pendant un moment j’ai cru qu’il n’avait pas compris. Il reposa son verre, le remplit à nouveau, me fit signe d’en faire autant, mais je déclinai. Alors une autre jeune femme apparut soudain dans la pièce. Un instant avant elle n’y était pas puis, en un battement de cils, elle était là. C’était presque comme si un magicien l’avait fait se matérialiser d’une origine inconnue.
Elle portait un nouveau-né qui avait peut-être dans les trois mois. Je comprenais maintenant pourquoi j’avais entendu un bébé pleurer quelques minutes plus tôt. La jeune femme aurait pu passer pour la sœur d’Hélène. Il émanait d’elle une innocente mais déjà plus si innocente beauté qui me fit hésiter à regarder dans sa direction. Et aussi, quelque chose de mystérieux, d’aérien, de mélancolique, et d’indéfinissable.
C’était comme si elle était là tout en n’y étant pas. Cela la rendait à la fois attirante et intouchable. La manière dont elle me regarda de ses yeux sombres et pénétrants me fit sentir qu’elle pouvait lire mes pensées. Elle m’examinait minutieusement en regardant, non pas vers moi, mais à travers moi se demandant pourquoi j’étais là, quels quels étaient mes secrets, mes désirs, qui j’étais?
Quelque chose passa entre nous. C’était agréable mais déconcertant. Aucune femme ne m’avait fait cet effet-là auparavant. J’avais l’impression d’être en présence d’une personne aux nombreux secrets, mystères, non-dits, et vérités cachées. L’effet était hypnotique, magique, éphémère et aussi étrange . . . bizarre.
— Voici ma cousine Iris, dit Hélène.
— Vous parlez français, Monsieur? me demanda Iris en français.
— Oui.
Le comportement sérieux d’Iris me demandant, en français formel, si je parlais français me prit par surprise. Je ne sais pas pourquoi. Nous nous serrâmes la main. La sienne était chaude et un peu moite.
— Enchantée, dit-elle toujours en français.
— Moi aussi.
Bien sûr que j’étais enchanté d’avoir rencontré cette beauté aux yeux prunelles.
Elle tendit le bébé à Démétrios qui commença à faire des grimaces. Le bébé gazouilla et gloussa en réponse à Démétrios. Il le manipulait délicatement, avec beaucoup de soin et d’amour paternel. Dans ses grosses mains le bébé paraissait fragile, vulnérable, minuscule, presque un jouet. Je ne pus m’empêcher de penser à ce qu’il avait dit à propos de ses mains qui pouvaient tuer des gens.
Les deux femmes regardaient avec plaisir le papa gâteux. Il tendit le bébé à Hélène qui lui donna aussitôt le sein. Pour quelque raison mystérieuse, son sein sembla rougir d’une manière jolie, chaude et étrange. C’était comme s’il y avait une lumière à l’intérieur. Iris quitta alors la pièce aussi doucement qu’elle était venue et je me sentis perturbé sans très bien savoir pourquoi.
A la vue d’Hélène allaitant son bébé et de leur relation de mère à enfant je me sentais déconnecté, sans voix, déraciné. Le monde entier m’appartenait mais je n’appartenais à personne, pensai-je. Personne ne me réclamait. Je me demandais aussi si j’aurais un jour assez de chance pour trouver un sein doux et accueillant pour me reposer de ma lassitude. Démétrios se leva et me laissa avec Hélène et son bébé, et mes rêveries.
Le seul bruit audible dans la pièce était celui du bébé tétant avec bonheur. La mère et l’enfant n’avait d’yeux que l’un pour l’autre. Démétrios revint. Il s’était changé pour sortir et avait fixé un petit revolver à sa ceinture. Une idée saugrenue me passa par l’esprit: jusqu’à quel point cela allait-il être dangereux de sortir Chris de prison? Démétrios se tenait près d’Hélène les regardant, elle et le bébé. Il dit quelque chose et elle lui fit un grand sourire.
— Viens, nous allons rendre visite à quelqu’un, me dit-il.
Je dis au revoir à Hélène et le suivit hors de l’appartement. Sa nouvelle Jaguar rutilante était truffée de gadgets. Il introduisit une cassette des Beatles dans le lecteur et, au son de «All You Need Is Love» à fond, nous sortîmes du garage.
— Nous allons voir l’ex-chef de la police, hurla-t-il par-dessus la musique.
— On a besoin du nouveau chef, criai-je en retour.
— L’ancien chef est de la même famille que le nouveau, ce qui est très commode, dit-il en rigolant.
Je le questionnai au sujet de la situation politique actuelle en Grèce et il répondit qu’il ne voulait pas parler politique. Il était aussi peu concerné par les politiciens que par l’excrément de la terre, et on pouvait leur tirer dessus à tous sans pitié.
— Je me contenterais d’en éliminer quelques-uns pour des prunes, dit-il et il rit.
— Tu travailles toujours en free-lance?
— Nous ne parlerons pas de ça.
Je me sentais détaché assis près de lui tandis que nous roulions dans Athènes. Mes pensées s’envolèrent vers Cécile à Paris, et je me demandai si elle était retournée voir son ex petit ami. Il semblait qu’à chaque fois que nous nous disputions ou qu’elle devenait cafardeuse parce que je ne la voyais pas pendant quelques jours, elle retournait toujours chez son ex.
Au début cela m’avait surpris jusqu’à ce qu’elle m’explique que ça n’avait rien à voir avec le sexe. Ils n’avaient ni ne voulaient plus cette sorte de relation. C’était plutôt une recherche du confort d’anciens amis quand les choses se gâtaient. En pensant à Cécile je fis le projet de donner des instructions à Milo pour lui envoyer un peu d’argent; je savais qu’elle saurait l’utiliser.
Puis je m’interrogeai sur la femme de Démétrios: où l’avait-il trouvée? Savait-elle comment il gagnait sa vie? Je voulais le questionner au sujet d’Iris aussi. Peut-être plus tard, pensai-je. Nous roulions çà et là autour d’Athènes. Un peu comme si on essayait de ne pas se faire repérer. Il m’avait dit que dans son genre de «business», il valait mieux avoir l’air «cool»—c’est le mot qu’il avait utilisé quand je l’avais rencontré à Bangkok—alors qu’en réalité tous les sens étaient constamment en éveil pour être sûr qu’aucune surprise ne l’attendait au coin de la rue.
— Ce n’est pas un coup aux dés. Tu dois connaître l’issue avant d’entrer dans une pièce, avait-il dit.
— Et comment tu peux savoir ça à l’avance?
— Les gens l’ont ou pas. Si tu l’as pas, tu le sauras pas parce que tu seras mort avant d’avoir réalisé que tu l’as pas.
Son anglais me semblait torturé mais j’en compris la logique. Aujourd’hui, en tout cas, il ne donnait pas l’impression d’être pris en filature. C’était peut-être juste une vieille habitude, un réflexe, parce que dans son genre de boulot je suppose qu’il n’avait rien à perdre à être vigilant; histoire de vivre plus longtemps, probablement.
Puis on a parlé du bébé et d’Hélène. Il mentionna qu’il avait aussi deux autres garçons, plus âgés, d’un précédent mariage, criant cela par-dessus les décibels de la musique des Beatles. Il n’avait pas beaucoup vu ses fils parce que son ex-femme ne tenait pas à ce qu’ils aient trop de contacts avec lui. Bien sûr, chaque fois qu’il était en retard pour le chèque de la pension mensuelle, elle le lui faisait savoir immédiatement.
— Ne te marie jamais, me dit-il.
— Attends une minute, c’est ton second mariage.
— Je suis un fou romantique, dit-il en éclatant d’un rire sonore.
Je ne me souvenais pas qu’il ait fait allusion à ses fils à Bangkok. Il ne m’avait pas donné trop de détails sur sa vie, ni comment il était devenu mercenaire. Il avait dit qu’il avait passé pas mal de temps en Afrique où, apparemment, la CIA l’avait recruté. Bien que n’en ayant jamais prononcé le nom du fait qu’il se référait à la «company» il n’y avait aucun doute qu’il s’agissait de l’agence américaine, CIA.
Il était venu au Vietnam où il avait effectué quelques courts séjours—pour la pêche—était le motif invoqué pour indiquer ce qu’il était venu faire là. Démétrios ne prêchait pas la politique et n’avait jamais prétendu travailler pour Dieu. Les gens qu’il tuait méritaient de mourir, point final. Il avait dit aussi qu’en restant dans ce genre de business ses chances de toucher sa pension de retraite étaient très réduites. Il n’était ni fataliste ni morbide mais avait accepté le fait que cette réalité allait avec ce travail.
— Un matin tu te réveilles et c’est peut-être la dernière fois que tu verras le soleil, avait-il dit aussi.
— Et c’est tout l’effet que ça te fait?
— It is the life, répondit-il en haussant les épaules.
Cependant, il ne pensait avoir aucun ennemi personnel. Il aimait tout le monde! Je ne saurai jamais si c’est mon sens de l’humour tordu ou bien le sien qui m’a laissé penser qu’il n’avait réellement aucun ennemi.
— Evidemment, il les a tous tués, avait dit un éditeur—attitude normale et cynique d’un éditeur—auquel j’avais soumis l’histoire de Démétrios. Je détestais ce con pour avoir dit ça.
L’affaire de Chris intriguait Démétrios. Je lui dis que je n’en savais pas trop en dehors du fait que c’était un Américain dont le père était grec, et qu’il était en prison parce qu’il avait insulté la junte.
— Et alors, c’est quoi ce Chris, ce malaka? tu serais pas en train de travailler sur un scoop? Sa voix était soupçonneuse.
— Non, c’est juste histoire de vouloir aider un compatriote américain. En plus, ça préoccupé Cléo et elle me paraît être une bonne amie qui veut aider un copain.
Nous arrivâmes jusqu’à une petit place avec des cafés et des tables tout autour. Nous stoppâmes et, pendant qu’il entrait dans un café pour téléphoner, je m’assis dehors, bus une bière en écoutant les accents grec autour de moi. Je me remémorai le souvenir d’un vieux professeur que j’avais eu à l’université. C’était un enseignant de grec scolaire sur la mythologie classique. Sa méthode n’était pas très orthodoxe, vraiment hors des cadres. Nous avons étudié l’Iliade mais à l’envers. Il avait commencé par la fin.
— Dans l’antiquité, tout le monde connaissait cette histoire, disait le prof. Les Grecs anciens savaient que la magie et la beauté du poème, le drame, résidaient dans le voyage à parcourir et non pas dans le dénouement. C’est pour cette raison qu’elle est aussi actuelle de nos jours qu’à l’époque.
Tout d’abord, la plupart d’entre nous n’assimilèrent pas du tout mais en même temps nous avions peur de nous faire recaler. Aussi, son projet était de se rassembler ailleurs que dans la salle de classe et le plus souvent les cours avaient lieu le soir. Une fois, nous nous sommes retrouvés à boire du champagne à l’aube en regardant le soleil émerger des ombres de la nuit.
Il nous poussa à imaginer, comme l’avaient fait les Grecs anciens, que le soleil était la déité Hélios parcourant chaque jour la voûte du ciel dans son chariot d’or. C’était un miracle que le professeur parvienne à nous joindre à lui si tôt le matin, mais nous ne furent jamais plus les mêmes après. Nous faisions l’expérience de quelque chose de nouveau, de mystérieux, d’éternel et de puissant.
Personne ne se plaignit plus après cela. Et nous nous rassemblions partout. Dans des parcs, des entrepôts, des terrains de football, des restaurants, des églises, des parkings, des librairies, des tribunaux, des hôpitaux, des synagogues, des stations-service, des supermarchés, des cafés, vraiment partout. On se réunit même une fois dans une morgue. C’était complètement fantomatique! l’Iliade traite aussi de la mort nous rappelait-il.
Une autre fois, on se retrouva sur la plage vers minuit. C’était une belle nuit claire. Le ciel était rempli d’étoiles brillantes et lointaines. Nous étions assis au bord de la plage en pleine obscurité avec le bruit des vagues léchant doucement les rochers, puis il se mit à réciter des extraits de l’Iliade en grec classique.
Le professeur disait que cette épopée, grâce à la tradition orale, avait été conservée vivante dans ces temps anciens. Tandis que je contemplais le ciel en écoutant les mots, l’histoire de la guerre de Troie devint réelle d’une manière que je n’avais jamais vécue auparavant. J’avais l’impression que nous y étions en plein dedans. C’était magique, plein de fantaisie, et de poésie.
Le thème de l’Iliade, énoncé au début du poème, était la colère d’Achille, le valeureux guerrier grec qui refusait de combattre à leurs côtés. Une jeune fille, Briseis, qui faisait partie de son butin de guerre lui avait été enlevée par Agamemnon le chef de tous les guerriers grecs. Achille devint fou et refusa de combattre.
Les Troyens tirèrent avantage de cette situation et firent des ravages dans les rangs grecs. Le fait remarquable dans le récit que nous faisait le professeur résidait dans le son des mots—même si nous ne les comprenions pas—dans le rythme musical de ces mots anciens qui donnait tout son sens à l’histoire.
C’était en résonance avec le drame personnel de la guerre. Des hommes engagés dans un conflit énorme, brutal, et mortel, au-delà de leur vie. C’était fort, rythmé, profond, sonore et belliqueux, plein de feu et de passion. Débordant de la fureur de la vengeance, la brutalité de la bataille, et l’agonie des mourants.
Le professeur disait que l’Iliade était destinée à tous à travers les temps et les âges car elle faisait le portrait des émotions humaines. Avec ces mots anciens, tels qu’il les récitait, nous imaginions un Achille plus grand que nature comme un animal en cage dans sa tente, enragé, furieux de ce qu’il considérait comme une insulte faite à son honneur, à sa dignité et à sa virilité. Achille retournera au combat seulement après que son ami Patrocle eut été tué sur le champ de bataille par Hector, le grand guerrier troyen.
Achille tua Hector et les Grecs purent alors remporter la guerre de Troie. Les sons de grec moderne—que j’entendais assis au café en attendant Démétrios—ne ressemblaient pas à ceux profonds, sourds et ronds du grec classique de mes souvenirs quand le professeur nous récitait le poème cette nuit-là, sur la plage, et qui m’avait laissé une impression tellement durable.
— Nous devons partir mais je te retrouverai plus tard, dit Démétrios.
Il se tenait juste derrière moi. Je ne l’avais pas entendu revenir. Il avait une façon mystérieuse de se déplacer. On avait du mal à croire qu’un homme de cette stature soit si agile. Dire que sa démarche n’était pas légère reviendrait à dire qu’une ballerine avait des pieds de plomb. Il me dit qu’il devait se rende seul à un rendez-vous et qu’il passerait me prendre plus tard chez Cléo pour aller manger les meilleurs sandwichs à l’agneau de ce coin de la planète.
— Je vais avoir des nouvelles de ce pusty, Chris, ajouta-t-il.
Pusty étant un autre de ces mots que les Grecs mâles utilisent constamment entre eux. Il me déposa à l’hôtel. Cléo fut heureuse et soulagée de la démarche de Démétrios. Je jugeai préférable de garder pour moi certains faits le concernant, et ne lui donnai donc pas trop d’explications. Je lui rappelai que Démétrios était une ancienne relation professionnelle.
— Vous croyez qu’il pourra le faire libérer?
— Si quelqu’un peut le faire, il le fera.
Je me sentis soudain fatigué. Je n’avais pas fait tout ce chemin de Paris pour faire sortir je ne sais quel scélérat de prison, ni pour trouver Démétrios. Ou bien me faire troubler par une jeune femme, ou encore pour manger des sandwichs à l’agneau même imprégnés d’ambroisie—la nourriture des dieux grecs de l’Olympe.
Je me rendis dans ma chambre pour me reposer. Un peu plus tard, Cléo vint me prévenir que j’avais un appel du producteur italien.
La voix au téléphone était celle de quelqu’un qui était enrhumé. Il se montra amical, expansif, avec un accent anglais très recherché et me dit qu’ils n’étaient pas encore prêts pour moi. Il me recontacterait dans deux jours. Avant de raccrocher il ajouta que si j’avais besoin d’argent il fallait le lui faire savoir et qu’il s’arrangerait pour m’en envoyer. Puis, je décidai de joindre Cécile à Paris mais réalisai que je ne savais pas où elle pouvait être; donc, j’appelai Milo.
Il était sorti et je laissai un message à sa bonne pour que Milo le transmette à Cécile—je savais qu’elle l’appellerait—lui disant que j’allais bien et aussi pour demander à Milo de lui donner de l’argent. Je me doutais que Cécile serait furieuse car elle m’accusait toujours de vouloir l’acheter, me débarrasser d’elle en la payant. Elle soutenait que c’était une façon pour moi de compenser mes lacunes. Dans un sens elle avait raison mais pas complètement. Je partageais l’argent parce que je le voulais bien et non parce que je voulais la corrompre.
Cécile et moi avions vécu de bons moments. Elle n’avait jamais voulu se mettre en ménage avec quelqu’un. Elle disait que j’étais probablement un bon candidat même si j’étais américain. Mais trop égoïste, irresponsable, sans volonté d’engagement pour l’amour ou pour la vie. D’après elle j’étais toujours en ballade en dehors du rythme de la vie et c’était par choix personnel. Ne désirant ni n’ayant besoin de personne, m’excluant et m’écartant moi-même de la vie.
— Si je suis tout ça pourquoi restes-tu avec moi?
— Because I love you and I am crazy, répondait-elle en riant.
Au moment de partir pour la Grèce je lui avais demandé de m’accompagner et elle avait refusé.
— Tu sais que tu n’as pas envie que je vienne avec toi.
—Ce n’est pas vrai.
— Alors pourquoi tu ne m’as pas demandé de t’accompagner à New York la dernière fois?
— Parce que tu as dit que tu n’aimais pas New York.
— Ça ne veut pas dire que tu n’aurais pas dû me le demander.
— Comme je savais que tu allais dire non pourquoi le demander, alors?
— Parce que tu dois être courtois, poli, et avoir de bonnes manières.
— Je suis courtois, poli, et j’ai de très bonnes manières.
— Rien que des excuses . . . comportement typiquement masculin.
Qu’elle n’ait pas apprécie notre premier voyage a New York, la véritable raison de ne pas avoir commencé par le lui demander de venir avec moi cette fois, n’avait jamais fait partie de ses reproches. Elle était persuadée que si je lui avais demandé de m’accompagner en Grèce cette fois-ci, c’était par sentiment de culpabilité et pour la forme. Pas évident d’essayer d’imaginer ce que pensent les autres, ou ce que Cécile pense, ou ce que pensent les femmes en général.
La relation avec mes compagnes féminines n’a jamais vraiment été un réel problème dans ma vie. La ruse ou finesse, disent mes amis, est de trouver la bonne et de la garder. J’aimerais savoir quel signe indique à un homme qu’une femme est la bonne ou le femme idéale. Dans l’absolu on peut dire que n’importe quelle femme peut convenir à n’importe quel homme.
Après mon coup de fil à Milo, je regagnai ma chambre. Peu de temps après on frappa de nouveau à la porte: c’était le chauffeur de taxi.
— Je t’avais dit que je passerais, dit-il.
A ce moment précis je fus content de le revoir. Il me dit qu’il avait fini sa tournée de bonne heure ce soir-là.
— Je suis venu t’inviter à manger les meilleurs sandwichs à l’agneau du monde, ajouta-t-il.
Je me mis à rire. Qu’est-ce qu’ils avaient tous ces malakas avec leurs sandwichs à l’agneau?
— Quelqu’un d’autre m’a déjà invité mais nous serons contents de t‘avoir avec nous.
Il eut l’air un peu déçu par mes paroles, mais me fit promettre de l’attendre, qu’il serait de retour dans deux heures. J’eus soudain l’envie irrésistible d’appeler chez Démétrios espérant secrètement tomber sur Iris. C’est Hélène qui répondit. Elle dit qu’Iris avait demandé de mes nouvelles et elle rit trouvant cela tout à fait charmant et innocent. Je mentis en lui disant que j’avais à peine fait attention à Iris si ce n’est pour noter qu’elles se ressemblaient toutes les deux et que je les trouvais très séduisantes. Ce dernier constat était vrai et je pouvais percevoir que ça lui faisait très plaisir.
Elle me répéta qu’elles étaient cousines, qu’Iris était là pour quelques jours et qu’elle venait de Crète. Les Crétoises sont très passionnées et solides, précisa-t-elle. Je ne sais pas pourquoi elle fit cette remarque et faillis le lui demander, mais je décidai qu’il valait peut-être mieux l’ignorer. Quelle qu’en soit la raison c’était le cadet de mes soucis. Nous parlions en français et elle m’expliqua qu’Iris et elle avaient vécu à Paris pendant deux ans comme étudiantes. Elle à la Sorbonne et Iris à Sciences Po. Nous avons évoque plusieurs cafés parisiens que je connaissais très bien et qui étaient aussi parmi ses préférés.
— I love the Café de la Paix at the Opéra, dit Hélène.
Je lui répondis que moi aussi j’aimais le Café de la Paix. J’y avais passé de longues heures paresseuses, assis à sa terrasse à regarder passer les gens en sirotant un verre de vin rouge. Elle ajouta qu’elle n’avait pas de nouvelles de Démétrios et qu’elle ne s’attendait pas à en avoir. La plupart du temps il ne lui disait pas ce qu’il faisait, dit-elle, un peu comme à regret.
La conversation avec Hélène m’avait remonté le moral. Tout de suite après je ressentis une curieuse sensation de plaisir à l’idée d’avoir fait bonne impression sur Iris. Je m’étonnais que les gens puissent retourner vivre dans un petit village, au milieu de nulle part, surtout après avoir vécu dans des grandes villes comme Paris. Qu’est-ce qu’il leur prenait de faire ça? Je pensais à Daly City où j’avais grandi, en Californie, mais je ne voyais pas comment imaginer retourner y vivre.
Quand il fit plus sombre je descendis sur la terrasse. L’air était chaud et doux. La lune, presque pleine, était suspendue dans le ciel entourée de nuages clairs. Il y avait beaucoup de monde sur la terrasse et les conversations semblaient porter sur les musées, les sites archéologiques, les ruines antiques qui avaient été visitées et répertoriées. D’agréables souvenirs emmagasinés dans la mémoire pour les inévitables prochains jours moroses quand le quotidien se brouillerait et que la vie serait pleine d’infinis regrets, de tristesse, et de l’inéluctable cynisme.
Les souvenirs ressurgissent lorsque l’existence nous ensevelit d’amertume, de déceptions, et d’échecs. Et le cœur, seul et véritablement désespéré, cherchant l’amour et la joie, rêvait à ce qui l’avait rendu pur, qui l’avait soutenu. Mais la vie dans son inexorable marche dont personne ne comprend l’issue n’aurait plus être heureuse, insouciante, et innocente qu’elle l’était particulièrement cette nuit de printemps.
Karen et Ron, le couple que j’avais rencontré le matin au bureau de l’American Express, vinrent me saluer. Ils étaient vraiment sympathiques. Ils venaient de Kansas City, s’étaient rencontrés à l’université, et étaient sur le point de se marier. Les deux familles des parents avaient décidé de leur faire comme cadeau un voyage de noce prénuptial afin que les amoureux soient certains que le mariage était fait pour eux. Jusqu’à maintenant tout se passait comme prévu. Il y avait eu quelques petites chamailleries, mais rien de grave ni de sérieux.
— Nous sommes en train de prouver aux nôtres que nous sommes des adultes, dit Ron.
— Oui, que nous sommes responsables et faits l’un pour l’autre, dit-elle en enlaçant Ron.
— Vos parents doivent être vraiment compréhensifs, dis-je.
— Ils n’ont pas le choix on est dans les années 60, The Age of Aquarius, repliqua-t-elle.
Leur vie avait été programmée dans les moindres détails. Ils auraient de bonnes situations. Ron avait fait des études de comptabilité. Elle allait devenir enseignante. Karen tomberait enceinte à vingt-cinq ans—deux enfants pas plus—puis elle resterait à la maison pendant que Ron gagnerait l’argent du ménage. Plus tard, ils auraient une grande maison avec une barrière blanche, deux fabuleux et superbes enfants bien sages, de l’argent pour leur école privée, et pour leur retraite à eux.
Le but de leur voyage actuel en Europe était de venir en reconnaissance pour trouver le lieu de leur future retraite dorée. Ils étaient encore tous deux innocents et gentils. Ils avaient vingt-deux ans bien que Ron soit plus jeune de deux mois. L’Espagne, et l’Italie offraient de grosses possibilités. Ils n’avaient pas d’opinion sur la Grèce.
Quand je suggérai que la France ne serait pas un mauvais choix ils répondirent qu’ils n’aimaient pas trop les Français bien que leur nourriture soit meilleure que celle des Anglais. Lorsque je leur fis remarquer qu’en Amérique aussi il y avait de jolis endroits intéressants ils acquiescèrent mais, cependant, l’idée de vivre leur retraite aux États Unis ne semblait pas les passionner.
Ils demandèrent si je connaissais un bon restaurant pas trop loin de chez Cléo. Ils devaient partir tôt le lendemain pour la Crète et devaient donc dîner de bonne heure avant de se coucher. Je leur répondis qu’ils en savaient probablement plus sur Athènes que moi. Ils avaient visité les lieux alors qu’il me semblait avoir passé tout mon temps, depuis mon arrivée, à essayer de sortir de prison un gars que je n’avais même jamais rencontré.
— C’est très intéressant, dit Karen.
Ron dit que c’était son tour d’appeler les États-Unis et il partit téléphoner.
— Es-tu un traqueur de criminels? demanda Karen un moment plus tard.
— Non. Qu’est-ce-qui t’a fait penser ça?
— Je ne sais pas, un truc, une impression. Mais que fais-tu dans la vie?
— Je travaille un peu à droite à gauche . . . dans les «loisirs humains» quoi, répondis-je.
En espérant qu’elle ait le sens de l’humour, et parce que je ne savais pas quoi répondre d’autre. De plus, je pense que les gens qui vous demandent ce que vous faites juste après vous avoir rencontré n’en ont rien à faire de découvrir quoique ce soit sur vous, sur qui vous êtes. Tout ce qu’ils cherchent à entendre c’est l’écho de leur propre voix.
— Et ça consiste en quoi?
— Tu sais, «les filles de joie». Ce genre de choses. Enfin, tu vois ce que je veux dire.
— C’est ça! Je m’en doutais, dit-elle comme si elle avait gagné un pari.
Puis elle me regarda d’un drôle d’air. C’était vraiment curieux. Je compris qu’elle n’avait pas le sens de l’humour.
— J’ai dit à Ron que je pensais que tu étais de la CIA ou que tu avais un genre de boulot un peu louche, ajouta t-elle.
— Quel genre de boulot louche?
— Quelque chose d’illégal, de pas chrétien.
Je me pris à rire mais elle ne sembla pas apprécier ma légèreté.
— Qu’est-ce-qui t’a fait croire ça?
— Je ne sais pas. Juste une impression. La manière dont tu te comportes.
— Et je me comporte comment?
— Je ressens ces choses-là. Je ne sais pas si je peux te faire confiance.
Pensive, elle n’avait pas l’air de plaisanter.
— Pourquoi ne pas me faire confiance?
— J’en mettrais ma main à couper. Tu n’es pas comme Ron.
— Et comment est Ron?
Je ne savais pas si s’était la chose à demander.
— Eh bien, cela ne veut pas dire qu’il est meilleur que toi. J’arrive à situer les gens mais, toi, je ne sais pas.
— Il n’y a rien à imaginer. De toute façon, à propos des «filles de joie» j’essayais juste d’être drôle.
— Je croyais que tu étais sérieux.
— Allez. Pas du tout.
— Je ne sais pas. Il y quelque chose un peu louche avec ton histoire, dit-elle un doute dans la voix.
Je ris. Sans Ron auprès d’elle, elle semblait très différente. Pauvre Ron, pensai-je. Il va en avoir plein les mains avec elle. Sur ce, le chauffeur de taxi nous rejoignit. Il s’était changé, avait manifestement pris un bain dans une espèce d’eau de Cologne—une telle odeur l’enveloppait—mais il jouait le charmeur. En un rien de temps il fit rire Karen pendant qu’elle l’écoutait raconter ses aventures quand il vivait à Atlanta.
Il était évident qu’il avait des vues sur elle et qu’il n’était pas près de laisser tomber. Après un certain temps j’essayai de placer que Ron n’en finissait pas avec son appel téléphonique mais cela n’eut aucun effet. Karen avait trouvé un gars qui lui faisait la cour sans doute d’une manière dont elle n’avait jamais eu l’habitude. J’écoutais leur conversation silencieusement. Ils ne faisaient pas attention à moi, comme si j’étais invisible.
Karen avait changé. Elle ne paraissait plus être la jeune, américaine, naïve et innocente en voyage à l’étranger. Même son rire était différent. Il était guttural, sexy, plein de mystère féminin, d’excitation et de désir. Ce n’était plus le rire d’une fille ingénue mais celui d’une jeune femme maintenant qui, peut-être, pour la première fois se sentait l’objet de désir d’un homme étrange. La métamorphose était unique et surprenante.
— Vous devez bien danser, dit-il.
— Comment pouvez-vous dire cela?
Karen était manifestement flattée par ses paroles.
— Oh, c’est mon sentiment.
— Bon, je suis une bonne danseuse et pas Ron.
— Nous lui apprendrons, dit-il en lui prenant la main pour y déposer un baiser. Elle fut séduite par ce geste de Scaramouche.
Le chauffeur de taxi connaissait bien le jeu et il joua avec enthousiasme. On pouvait admirer son audace. Je reconnaissais pour ma part, à contre-cœur, qu’il était vraiment bon dans ce rôle de séducteur d’une jeune femme émotive. Karen répondait sans fausse pudeur à ses avances. Une combinaison d’innocence et de décadence. L’attraction pour le fruit défendu avec l’interdiction maternelle. Il ne semblait pas exagéré d’imaginer qu’ils allaient se jeter l’un sur l’autre à tout moment.
Finalement, quand Ron revint, Karen et le chauffeur de taxi étaient en train de se faire du pied sous la table. Il avait aussi mis sa main sur sa cuisse, la caressant, ce dont elle n’avait pas l’air de s’offusquer. Il faut dire que le chauffer de taxi savait faire son cinéma. Et je dois aussi admettre que Karen m’avait bluffé. Elle présenta le chauffeur de taxi à Ron. Il s’appelait Manos. Il se leva et serra la main de Ron. En guise d’introduction Karen dit à Ron que Manos connaissait de bons endroits pour manger et danser et qu’elle avait envie maintenant d’aller faire un tour, de sortir et de s’amuser.
— Nous devons nous lever tôt demain matin, dit Ron.
— S’il te plait. Manos veut m’apprendre à danser sur la musique grecque.
— Vous aussi vous pouvez apprendre, dit Manos à Ron en simulant lui-même la danse. Nous avons tous ri.
Je remarquai combien Karen était heureuse de se retrouver entre deux hommes désireux de capter son affection et prêts à se battre pour que l’un deux soit choisi. Elle savait déjà lequel l’emporterait car c’est toujours la décision de la femme. Il en est ainsi depuis l’origine des temps. Ils me demandèrent de les accompagner mais je leur dis que j’attendais un ami et qu’on pourrait, peut-être, les rejoindre dans la soirée.
Manos écrivit quelque chose sur un bout de papier qu’il me tendit avec un regard de lauréat puis ils partirent. Il n’avait plus l’air de tenir à ce que je l’accompagne pour aller manger «les meilleurs sandwichs à l’agneau du monde». Je ris. La soirée promettait d’être intéressante, vraiment. Cléo arriva et dit que Démétrios avait appelé. Il avait des nouvelles et voulait que je l’attende. Elle avait l’air d’être charmée par Démétrios.
Il ne réapparut que tardivement dans la soirée. Deux charmantes jeunes femmes grandes, belles et très élégantes, Lisa et Robin, l’accompagnaient. Elles étaient jumelles. Originaires du Minnesota elles arrivaient de la Californie. Démétrios et les filles semblaient de bonne humeur. Il commença immédiatement de me taquiner à propos d’Iris la cousine de sa femme. Quand je lui demandai pourquoi il ne l’avait pas amenée avec lui, il répondit que le seul endroit où il pouvait l’emmener c’était à l’église le dimanche.
Les autres petites nouvelles étaient que les jumelles connaissaient Chris notre oiseau en cage. J’étais impatient d’avoir des détails mais Démétrios voulait aller retrouver Cléo. Je lui dis qu’elle était probablement couchée. Il insista pour que nous la tirions du lit. Ça ne me paraissait pas très protocolaire tout en supposant que Big D., comme je commençais de le surnommer, ne soit très concerné par le protocole. Nous sommes allés jusqu’à la chambre de Cléo. Elle ne s’étonna pas de nous voir.
Nous sommes tous entrés dans sa petite chambre à coucher. Démétrios se comporta envers elle avec tout le respect dû à quelqu’un de connu et de haut placé. Il promit de sortir Chris de prison cette nuit-même. Avec une politesse exagérée il dit qu’il lui donnait sa parole d’honneur. Des larmes apparurent aux yeux de Cléo et ceux de Démétrios étaient eux également brillants. Les jumelles semblaient embarrassées et moi, de mon côté, j’avais envie de rire.
— Vous devriez venir avec nous, dit-il à Cléo.
— Non. Je vais pleurer et je gênerai tout le monde. Tout ce qui compte c’est que Chris soit à la maison ce soir dit-elle avec l’air sérieux d’un parent inquiet attendant le retour au bercail d’un enfant capricieux.
On arrivant au poste de police, un immeuble assez indescriptible, je ne fus pas surpris de voir Démétrios se comporter comme chez lui. Il s’adressa aux policiers comme à de vieux amis, leur serrant la main, et les embrassant sur les joues à la manière des Européens. Les flics, quant à eux, n’avaient d’yeux que pour les deux filles.
Démétrios parla au policier responsable qui ignorait apparemment de quoi il s’agissait. Il était évident qu’il n’avait pas été mis au courant. Bien que ne comprenant pas leur conversation je pus deviner que l’homme ne plaisantait pas et n’était certainement pas disposé à relâcher qui que ce soit.
— Il ne me croit pas, me dit Démétrios quelque peu perplexe.
— Pourquoi donc?
— Il n’a pas des couilles, répondit-il à voix basse.
Démétrios retourna discuter avec l’homme qui résistait toujours et, en insistant, Démétrios parût le convaincre de passer un coup de fil et essaya de lui donner un papier avec le numéro. Mais quand le flic regarda le papier il réagit comme si Big D. lui avait tendu un morceau de matière radioactive, un message de l’enfer, carrément.
Le policier ne voulait pas le prendre. Il continua de secouer la tête tandis que Démétrios poussait le papier vers lui. On pouvait voir sur le visage de l’homme qu’il entrevoyait l’avenir balançant entre le fait de refuser de passer l’appel téléphonique, et le risque que le type qu’il avait en face de lui dise la vérité.
Il quitta son siège et se dirigea vers la porte comme s’il en avait assez de tout ça. Il s’arrêta, fit demi-tour, et jeta un coup d’œil vers les autres flics cherchant un soutien. Et tous le regardaient l’air de dire: prenez la décision; c’est vous le patron; c’est vos couilles. L’homme n’était pas content du tout. Je pouvais voir de petites gouttes de sueur sur son front. Les autres policiers étaient aussi très tendus et les jumelles étaient oubliées, pour l’instant.
Démétrios me fit un clin d’œil en souriant amusé par la situation. Le flic retourna à son bureau et, après un moment d’attente, il s’empara du téléphone avec précaution et composa le numéro. La conversation ne dura probablement pas plus de trente secondes. On pouvait se rendre compte combien il était soulagé.
Son air préoccupé laissait lentement place à l’impression qu’un gros fardeau quittait ses épaules. Il sourit, peut-être, à sa propre bonne étoile. Les autres policiers recommencèrent à reluquer les jumelles. Tout rentrait dans l’ordre. Big D. marcha vers l’homme et l’embrassa sur les deux joues. Ce dernier souriait l’air embarrassé.
— On est devenu frères maintenant, me dit Démétrios en riant pas trop convaincu.
Je devais admettre, en dehors de tout cynisme personnel à ce sujet, que cette journée allait se terminer par une sorte de victoire pour Cléo et même pour Chris que je commençais maintenant à considérer comme quelqu’un que je connaissais. L’officier aboya quelques ordres et deux des flics disparurent dans le fond de l’immeuble. Une des deux filles farfouilla dans sa besace démesurée en extirpa une bouteille de cognac français, et la tendit à l’officier. Il refusa catégoriquement.
Il s’ensuivit une discussion animée parmi les Grecs. Le camp était divisé. Quelques-uns semblaient vouloir accepter le cognac tandis que les autres hésitaient à le prendre. Démétrios, parmi eux, jouait l’arbitre. Tout cela était du plus grand comique parce que c’était clair: les filles, le cognac, la bonhomie, faisaient partie du show que Big D. avait manigancé. Il avait bien réussi. Ce n’était pas le fruit du hasard.
Quelques verres firent bientôt leur apparition et on en était à trinquer à l’amour et à l’amitié entre les Grecs et les Américains lorsque Chris entra dans la pièce. Ma première impression fut qu’il aurait plutôt préféré qu’on le laisse dormir. Il était à peu près de ma taille, environ un mètre soixante-dix, avec un physique qui me fit penser à un boxeur. Un mec qui avait une gueule sympa mais un peu dans les vaps. Ses yeux rétrécirent quand il nous regarda.
Vêtu d’un uniforme de prisonnier froissé, il n’avait pas de lacets à ses chaussures ni de ceinture à son pantalon; il le tenait à deux mains. Il avait l’air hébété et son visage était tuméfié. Il était évident qu’il avait été frappé. Les jumelles eurent un mouvement de recul à sa vue. Démétrios alla vers lui et lui donna une grande bourrade. Il commença à lui parler en grec. Pusty et malaka étaient les deux seuls mots que je parvins à reconnaître. Big D. lui faisait la morale!
C’était comme le frère aîné qui dit sa façon de penser au plus jeune. Avec un air de défi Chris dit quelque chose à Démétrios qui éclata de rire. Les autres Grecs se prirent à rire et bientôt on rigolait tous en se passant la bouteille et en buvant à l’exception des filles. Alors le policier se dirigea vers un placard, en sortit les vêtements civils de Chris et les lui tendit.
Ce fut probablement ça qui montra à Chris qu’il allait vraiment sortir. Un autre policier lui tendit la bouteille de cognac et il en but une longue gorgée. Les Grecs saluèrent et applaudirent. Un policier escorta Chris hors de la pièce pour lui montrer où il pouvait se changer. Quand il revint c’était un autre homme. Il s’était douché, et rasé. Il avait remis ses vêtements de ville et avait l’air respectable. Les cheveux lissés en arrière, le visage rasé de près, il arborait un grand sourire.
Il embrassa les jumelles, vint vers moi et me serra la main d’une poigne ferme. Ensuite, nous somme serré les mains des policiers après quoi nous avons quitté la pièce, puis l’immeuble par un long corridor. Même les deux policiers en faction dehors lui serrèrent la main. Je marchais derrière Chris qui avait une fille à chaque bras quand je l’entendis dire que l’un des policiers qui se tenaient dehors faisait partie de ceux qui l’avaient frappé.
J’avais été jeté en prison une fois, en Afrique, un de mes me souvenirs le moins attendrissant. Alors que je couvrais les combats de la guérilla locale je fus arrêté par les forces du gouvernement avec Gilles, un photographe belge, qui travaillait avec moi. Nous étions en train de traverser les territoires de la guérilla, comme souvent, alors que nous pensions être à l’écart du danger. Toutefois, ces gars ne nous avaient manifestement pas repérés avant ou bien ils étaient juste à la recherche de cibles vivantes.
On pouvait les entendre rire et parler entre eux quand ils s’arrêtèrent pour recharger leurs armes. Les tirs durèrent dix minutes, une éternité pour nous, puis se turent brusquement. On sait seulement qu’après on s’est retrouvé entourés de soldats qui pointaient leurs AK-47 directement sur nous. Difficile de dire qui était leur chef parce qu’ils se bousculaient et criaient à moitié furieux, à moitié se moquant de nous.
J’étais fou de rage et pouvais constater que Gilles, un des types les plus cool avec qui j’ai travaillé, était dans le même état et pas prêt à accepter quoi que ce soit de ces salopards. Cependant, ils étaient plus nombreux que nous et ils étaient armés. Et il ne faisait aucun doute qu’ils nous tueraient sans état d’âme. Donc je chuchotai à Gilles de garder son calme. Il n’avait pas l’air d’un joyeux campeur, c’est sûr, mais il conserva son air cool.
On nous banda les yeux et après une longue marche ils nous jetèrent dans des pièces séparées. Ils me poussèrent dans un coin et m’ordonnèrent de ne pas bouger ni parler ou je serais descendu. La puanteur dans la pièce était infecte. Ils retirèrent les bandeaux. La seule source de lumière provenait d’une faible ampoule nue suspendue au bout d’un fil électrique.
Après m’être habitué à la semi-obscurité ambiante je découvris une vaste salle, défraîchie, sale, sinistre, nauséabonde, et morbide comme une morgue. Je me rendis également compte que je n’étais pas seul. Il y avait dans la pièce une vingtaine d’hommes dont je n’aurais su dire l’âge. Rien ne montrait qu’ils m’avaient remarqué. Aucun son ni aucun regard de leur part.
Bien qu’ayant séjourné plusieurs fois auparavant sur le continent africain c’était la première fois que je couvrais une révolution actuelle. J’avais toujours pensé que faire des reportages de guerre était particulier et spécifique à certaines personnalités. Je ne m’étais jamais assimilé moi-même à cette catégorie. La sagesse commune veut que ceux qui couvrent les guerres soient des types durs, et capables d’accepter les comportements horribles des hommes contre d’autres hommes. Je ne me suis jamais considéré comme assez endurci.
Ce qui m’intéressait c’était la raison pour laquelle on commettait des génocides. Ma pénible expérience de la guerre du Vietnam avait juste ajouté à ma confusion et à mon désespoir sans contribuer en rien à apporter une réponse à mes questions lancinantes. Pourquoi s’entretuait-t-on? Où était notre—soi-disant—impératif moral? Je pensais qu’il devait y avoir quelque chose, quelque élément complexe dans notre psychisme, qui sans justifier les tueries pourrait au moins les expliquer.
J’étais en quête d’une vision de l’humanité mais surtout de moi-même car je ne voulais pas accepter la vérité primaire et brutale: les humains sont capables de s’habituer à tout, y compris à en tuer d’autres aussi gratuitement. Je ne pouvais accepter le fait qu’on puisse s’entretuer parce qu’on le voulait. Il n’existe vraiment aucune autre motivation obscure. L’inhumanité de l’homme envers son prochain est tout simplement un virus de plus dans notre existence quotidienne d’êtres humains.
Pas besoin d’être un génie pour d’admettre que cette haine, cette haine pathologique, va au-delà de la compréhension de tout mortels. C’est inscrit dans notre code génétique. Cela fait partie de nous. Et c’est étrange car dans notre comportement aussi terrible et sanglant cela nous rend en même temps humains. Pas d’une bonne manière, bien sûr, mais néanmoins humain. Nous vivons avec. Il faut faire avec. Mais je m’acharnais à chercher un indice, une raison, quelque chose, qui puisse justifier cette réalité monstrueuse et déprimante.
Plus je cherchais et plus je réalisais qu’aucun sentiment d’angoisse, ni réflexion, ni reportages interminables sur les atrocités que les hommes font subir à d’autres hommes ne feraient la moindre différence, ne changeraient quoique ce soit. Le soleil continuerait à se lever et à se coucher chaque jour; les saisons se succèderaient; l’univers suivrait son cours; les êtres humains ne cesseraient pas de s’entretuer.
Tout le monde s’en fichait. Personne n’est capable de donner, non, ne veut vraiment donner une explication rationnelle sur la facilité avec laquelle nous nous massacrons. Nous le faisons, c’est tout. Nous sommes programmés pour la violence de la naissance à la mort. Rechercher une explication ou une solution à un tel comportement est sans espoir. C’est un exercice d’une futilité totale car dans l’analyse finale la brutalité et le massacre—de l’homme par l’homme—sont parmi les traits les plus caractéristiques de l’être humain.
Un vieil homme, un garçon d’environ douze ans, et moi avions fini par être les seuls à rester dans cette salle car tout au long de la nuit les gardes venaient chercher les autres sans jamais les ramener. Il s’ensuivait toujours des coups de feu assourdis résonnant dans le lointain. Qui étaient ce garçon et ce vieillard? Etaient-ils de la même famille? Un grand-père, un petit-fils?
Quelles étaient leurs pensées? Quels étaient leurs sentiments? Ils étaient assis juste l’un en face de l’autre mais n’ont jamais dit un mot. Une fois, quand les gardes ne regardaient pas, je vis le garçon prendre la main du vieil homme pour tenter de lui apporter un peu de réconfort. Le vieil homme saisit la main de l’enfant et l’embrassa. Je fus très ému d’assister à cette scène.
Puis les gardes revinrent à l’aube et je me demandais pourquoi toujours à l’aube?
Le début d’une nouvelle journée devrait toujours être heureux, magnifique, sans souci, plein d’espoir et non avec la menace puante de la mort. Les gardes parlaient très fort et comme ils se dirigeaient d’abord vers le vieillard il se leva et se moucha. Le garçon se leva aussi et s’adressa tout doucement aux gardes dans un mélange de sa propre langue et de mauvais anglais.
Je peux encore entendre la jeune voix douce leur expliquant qu’ils devaient laisser le vieil homme s’en aller. Il avait droit à sa vieillesse! Ce n’était ni un argument ni une requête mais plutôt une évidence simple, logique, un fait établi que démentait son jeune âge. Le garçon leur disait que le vieil homme n’était pas une menace pour eux et qu’on devait l’autoriser à partir librement.
Peut-être à cause de l’heure tardive ou bien parce que les gardes avaient seulement besoin d’une victime de plus pour compléter leur quota avant la relève ils ne prirent pas le vieillard. Ils s’emparèrent du garçon à sa place. Mais avant ils le laissèrent pisser dans un coin. L’image de ce garçon se soulageant sans timidité avant d’être lui-même assassiné était tellement funeste et abominable. Ils sortirent tous de la pièce le jeune guerrier en tête sur le chemin de sa propre exécution.
Mon espoir ridicule de les voir le laisser partir fut bientôt anéanti par le cruel bruit mortel, brutalement familier et déprimant, des fusils qui brisa le silence de ce début de matinée. Ils nous jetèrent hors de la prison, le vieil homme, Gilles et moi, tout de suite après. Par une porte entrebâillée j’aperçus une cour où se trouvaient plein de corps entassés les uns au-dessus des autres.
Le vieil homme s’engagea sur la route poussiéreuse sans un regard dans notre direction. Les gardes nous remirent tous les objets nous appartenant sans qu’il n’en manque un. Ils nous rendirent même le film qu’ils avaient sorti de l’appareil photo. Ils avaient fait du raffut en retournant nos affaires. Gilles et moi n’avions pas été autorisés à nous voir pendant cette nuit. La pièce où on l’avait mis était aussi pleine de gens me dit-il, plus tard.
— Je hais ce que ces ordures ont fait, dit-il. Putain de merde! Si j’avais eu un fusil je les aurais tous descendus, ces fils de pute. Tu sais, je crois que je vais devenir fermier. Au moins tu vois les choses pousser au lieu de voir la vie détruite.
Plusieurs jours plus tard Gilles et moi sommes sortis et on a pris une cuite. Et puis on a fini par parler de ce qui était arrivé. En réalité, c’était juste une conversation banale. Nous étions proches mais cette sale histoire en Afrique fut pour nous le début d’une espèce de dérive spirituelle. Nous n’avons plus jamais travaillé ensemble et ne nous sommes jamais revus.
J’ai toujours regretté d’avoir perdu le contact. Je me suis souvent demandé s’il était devenu fermier. La vérité est que nous n’avons pas trouvé le moyen de nous réconforter à propos du drame, et du sentiment de culpabilité que nous ressentions après ce dont nous avions été témoins ni comment, faute de moyens, nous n’avions pu l’empêcher.
Tandis que je marchais aux côtés de Chris l’image du jeune garçon revint nettement me hanter. Les gardes ne l’avaient pas malmené ni humilié. En fait, j’avais eu la nette impression lorsqu’ils quittèrent tous la salle qu’il marchait à leur tête pour une mission: sa propre mort! C’était certain. Il avait, apparemment, demandé aux autres de lui laisser prendre la place du vieil homme. J’aurais tellement aimé, à l’époque, pouvoir parler à ce jeune garçon.
Lui dire qu’un garçon de son âge n’avait pas à faire cela. Le prendre à part et lui demander d’où il tenait sa force de caractère. Qu’avait-il vu, dans sa courte vie, qui le fasse agir avec tant de folle bravoure? Je savais que les gardes qui l’encadraient ne l’auraient pas permis, mais j’ai toujours regretté de ne pas l’avoir fait. Au plus profond de mon cœur je savais que le jeune garçon avait échangé sa vie contre celle du vieil homme.
Quelle sorte de courage cela demandait-t-il? Qu’est-ce qu’il espérait? Sa jeunesse et son innocence l’aveuglaient-elles au point de ne pas savoir ce qui allait arriver? Non, il avait fait un choix et c’était un moment étonnant de vérité pour quelqu’un de si jeune. Pas un mot échangé entre le garçon et le vieil homme. Avaient-ils un lien? Juste un adieu muet et fatal. C’était injuste.
Je m’étais senti vidé mais pas furieux. Tout cela avait semblé si ordinaire, insensé et banal. Il n’y avait vraiment pas de justification possible pour savoir pourquoi les gens tuent. Ils le font tout aussi calmement que ce garçon se soulageant avant d’être exécuté. Là, au moins, on pouvait soutenir que le garçon avait une nécessité physique: sa vessie était pleine et il avait besoin de la vider.
Le souvenir de ce garçon reste intact dans ma mémoire. Qui était-il? C’était l’enfant de quelqu’un; c’était notre enfant à tous. Il était si haineux si honteux que des êtres humains puissent infliger des actes tellement infâmes à d’autres être humains. Le bien semblait devoir mourir jeune. Le mal ne m’avait pas surpris mais m’avait laissé engourdi, glacé. Primo Levi avait écrit sur son expérience des camps de concentration: «Les pires, c’est-à-dire les ignobles, ont survécu; les justes, les meilleurs, ont tous péri.»
Le souvenir de ce jeune garçon revenait me hanter très souvent et m’accabler au moment où je m’y attendais le moins. Il m’obsédait dans la part la plus profonde de moi-même comme le bruit strident et brouillé d’un signal radio que je serais incapable de capter, de décrypter. J’étais là, un homme libre, descendant la rue en compagnie de deux femmes très jolies voulant croire que le monde était juste un bel endroit où vivre, tandis que Chris et Big D. marchaient devant nous discutant en grec. Nous étions en route pour trouver un endroit où manger.
Que la vie est absurde!
J’avais parlé à Big D. de Manos le chauffeur de taxi. Il avait pris le papier que Manos m’avait donné et n’avait rien dit.
— Comment avez-vous fini en Grèce? demandai-je aux jumelles.
— On y était venues une fois quand nous étions petites, dit l’une d’elles.
— Nous sommes aussi revenu voir ce que nous avons manqué, ajouta l’autre en riant.
— Et vous avez trouvé ce que vous aviez manqué?
— C’est toute la question, répondit l’une.
— On cherche encore. On ne trouvera sans doute jamais mais c’est amusant de chercher, dit l’autre.
Il y avait une boîte de nuit qui appartenait à une Américaine et Chris, tout comme les jumelles, y était entré par hasard un soir. C’était comme ça qu’ils s’étaient rencontrés tous les trois. Ils avaient sympathisé avec la patronne. Démétrios la connaissait lui aussi et quand il passe, par chance, pour dire bonjour à la patronne plus tôt dans la soirée, il y avait rencontré les jumelles. Quand il leur a raconté l’incarcération de Chris, Lisa et Robin avaient décidé de l’accompagner plus par une sorte de témérité que parce qu’elles se faisaient du souci pour lui.
Chris leur avait donné l’impression de quelqu’un capable de faire attention à lui. Toujours est-il que cela leur avait fait un choc d’apprendre qu’il était en prison. Quand j’ai mentionné que je ne connaissais pas du tout Chris, et que c’était la première fois que je le rencontrais elles se dirent que j’étais un gars malin pour l’avoir fait sortir de prison. Je leur rappelai que c’était Big D. qui l’avait fait.
— Et toi, qu’est ce que tu fais, demanda l’une des jumelles.
Tout comme plus tôt dans la soirée quand Karen m’avait posé la même question je n’en fus pas gêné.
— Je suis en train de le faire. dis-je.
Les jumelles rirent.
— Une fille que j’ai rencontré tout à l’heure pensait que j’étais un maquereau.
— La charmante vie, dit l’une des filles.
— En réalité, je vais écrire le scénario d’un film pour un producteur. Peut-être que c’est aussi un peu faire le mac.
— Oh, tu es écrivain, dit la seconde quelque peu impressionnée à mon avis.
— Ecrire le script d’un film, ce n’est pas vraiment être écrivain.
— Je ne suis pas d’accord. Tu dois trouver les mots à écrire, dit la première.
— Oui et, par la même occasion, le producteur peut aussi les changer après parce qu’ils ne vont pas avec la couleur de cheveux de l’actrice principale, dis-je et elles rirent.
La présente situation avait quelque chose de surréaliste. En moins de trente minutes on avait réussi à sortir de prison quelqu’un que je n’avais jamais vu auparavant. Et maintenant nous étions à la recherche d’un endroit pour manger commentant et riant, à propos de toute l’histoire, comme s’il s’était agi de la chose la plus naturelle qui devait arriver, à ce moment de la nuit, dans une ville étrangère. Une des jumelles suggéra que je pourrais les emmener pour rencontrer le producteur. Elle ajouta, un brin malicieuse, qu’il les apprécierait peut-être assez pour leur donner un petit rôle dans son film.
J’aimais assez l’idée d’arriver sur le plateau du tournage avec une paire de belles filles. Cela pourrait vachement impressionner le producteur, pensai-je.
Le restaurant était plein à craquer et au beau milieu j’aperçus Manos, Ron et Karen. Il y avait un petit groupe qui jouait de la musique grecque traditionnelle qui m’a fait penser à un son du genre de musique du Moyen-Orient. Ron était assis à une table avec Manos pendant que Karen dansait entourée des plusieurs gars. C’était un peu inhabituel dans la mesure où la plupart des Grecs mâles dansaient entre hommes.
Il est un peu rare de voir une femme danser avec eux à moins qu’elle ne soit une touriste étrangère. Karen m’aperçut, s’arrêta de danser, et vint jusqu’à moi pour m’embrasser. Elle était légèrement et délicieusement pompette et avait l’air de se sentir très bien. Un serveur apparut, sorti de nulle part, et bientôt nous nous serrions autour d’une petite table. Je fis les présentations par-dessus le bruit de la musique. Ron était moins parti que Karen mais il semblait s’amuser tout autant.
Big D. ne tarda pas à aller sur la piste de danse. Je m’étonnai encore une fois qu’un homme de sa corpulence soit capable de danser si gracieusement. La musique s’arrêta sur un morceau rythmé puis crescendo et toute la salle explosa en rires et en acclamations. Big D. revint jusqu’à notre table s’empara d’un plat puis, au mépris du danger, il le lança par terre. Le plat éclata en mille morceaux Puis, tout le monde se mit à jeter les plats par terre aussi.
C’était dément cette frénésie de gens, en apparence normaux, jetant les plats par terre et certains dansant sur les débris cassés. Pendant ce temps le propriétaire du café demeurait avec un regard hébété comme si ce qui était en train de se produire était la chose la plus naturelle du monde. C’était bizarre et drôle mais inquiétant aussi. Il y avait une grande tension dans l’air. On sentait qu’il s’en faudrait de peu pour pousser la foule dans une direction incontrôlable.
Soudain trois policiers firent irruption et l’assistance devint silencieuse d’un seul coup comme si on avait tourné un interrupteur un contraste frappant avec ce qui avait juste auparavant été si bruyant. La tension demeurait, cependant. Les policiers allèrent parler au patron et d’après sa mine ils lui donnaient une sévère admonestation. La plupart des gens présents donnaient l’impression qu’ils auraient préféré être sur une autre planète.
Cela me rappela la salle en Afrique et les hommes attendant la mort. Quand les flics repartirent la foule reprit vie. Big D. dit que la junte avait tout fait pour que les gens ne conservent pas leurs traditions. En Grèce, il était courant de casser les plats sur le sol parce que c’était un signe de jubilation, de folie, et de liberté. Quand la junte prit le pouvoir elle essaya d’abolir cet appétit pour la joie et l’indépendance redoutant la liberté d’esprit des gens.
Une nouvelle loi était passée, bien que pas toujours appliquée, pour qu’on n’ait plus le droit de jeter des plats par terre en public. Cependant, Démétrios ne pensait pas que les policiers soient intéressés par l’arrestation d’une centaine de personnes, touristes pour la plupart. Cela ne ferait pas bon effet pour les étrangers qui faisaient rentrer des devises bien nécessaires. La Grèce était maintenant axée sur le fait de changer son image de pays fasciste. Le besoin de revenus dépassait celui de contrôler les mœurs locales. Dans un contexte de véritable révolution l’opportunisme l’emportait sur l’idéologie, et l’argent avait plus de valeur que l’orthodoxie.
La musique reprit et les jumelles devinrent bientôt le centre d’attraction de la plupart des mâles dans la salle. Quelques-uns s’approchèrent de la table et les invitèrent à danser. Elles commencèrent par refuser puis se laissèrent entraîner lorsque Big D., Manos, et Chris allèrent sur la piste de danse. Bientôt il se retrouva avec les jumelles et Karen dansant, au milieu de la piste, plusieurs hommes autour d’elles et tout le monde s’amusait profitant du moment. Je remarquai qu’une des jumelles dansait très gracieusement.
Chris n’avait pas l’air de se ressentir de son épreuve. On aurait dit que son emprisonnement ne l’avait pas atteint. Il s’amusait beaucoup comme s’il ne lui était rien arrivé. J’ignorais si c’était une réaction de déni ou s’il n’accordait vraiment pas d’importance au fait qu’il soit enfermé ou pas. Je ne sais pas très bien pourquoi mais son attitude m’énerva. Quoiqu’il en soit quand il vint me demander de les rejoindre pour danser je l’envoyai se faire foutre.
Entre-temps lui et moi on avait descendu quelques verres de retsina, le déchet rance de résine des grappes. C’était littéralement de la lie de vin et on avait du mal à s’y habituer. Mais après le choc initial on pouvait ensuite apprécier le breuvage et devenir ivre très vite. Chris se mit à rire et avant de savoir pourquoi on rigolait tous les deux.
— T’es vraiment un «masterpiece», merci de m’avoir fait sortir.
— Tu devrais remercier Cléo et Big D.
— C’est drôle que tu l’appelles «Big D.», mais je suppose que t’as raison.
— Ben, c’est un mec balaise, non?
— Ouais, c’est sûr. Et Cléo alors?
D’une certaine manière il attendait de moi que je lui donne de ses nouvelles.
— Elle est en train de dormir.
— Je sais qu’elle est en train de dormir. Je te demande comment elle est?
— Comment diable le saurais-je?
— Elle t’aime bien, dit-il après un moment de réflexion.
— Je vois pas pourquoi elle m’aimerait pas.
— Je veux dire qu’elle donne pas sa confiance à n’importe qui.
— Bon, disons qu’elle a succombé à mon charme parce que je suis un type du genre aimable et digne de confiance.
Je l’ai dit, sans être tout à fait sûr qu’on allait devenir copains.
— Elle doit t’aimer et avoir confiance en toi; sinon, elle aurait pas fait appel à toi.
— T’appartiens à sa famille, toi?
— Non.
Ma question le surprit.
— Alors, c’est quoi le truc avec toi?
— Y a pas de truc. J’ai juste fait le con en parlant trop et trop fort, j’imagine.
— Ouais, ça marche à tous les coups.
— J’ai entendu dire que t’étais dans le cinéma.
— T’as dû mal comprendre, dis-je un peu lassé.
— C’est Robin qui me l’a dit, ajouta-t-il plus pour se rassurer lui que moi.
— Et avec les jumelles il y a quelque chose? demandai-je.
— Pourquoi? Qu’est-ce que tu veux qu’il y ait?
Sa voix était méfiante.
— Je sais pas. Pas de projet concernant leur . . . culottes?
Il prit une inspiration, retint son souffle et expira en sifflant très fort avant de répondre.
— Tu veux dire se trouver dans une position assez «horizontale», hein? C’est ça que tu veux dire?
— T’es drôle, toi.
— Eh bien, je suis un type du genre drôle et intelligent.
— Touché! Tu devrais trouver un boulot comme comique.
— Alors pourquoi t’as fait ça?
Il avait marqué un temps de silence ne voulant manifestement plus parler des jumelles.
— Fait quoi?
— Me faire sortir de prison?
Ses paroles semblaient maintenant avoir un intérêt distant. Je n’avais pas de réponse. En fait, je n’avais aucune réponse à tout ce qui avait jusqu’à maintenant façonné ma vie. Tellement de choses s’étaient passées dans cette seule journée. Paris et Cécile paraissaient très loin, presque perdus dans une autre vie. J’étais assis là, à moitié ivre, tandis que leur image passait dans mon esprit comme un train lancé sur des rails à très grande vitesse au le milieu de la nuit noire. Cécile et moi ne revivrions probablement plus ensemble. Notre relation avait perdu son enchantement et son élan.
Elle chancelait maintenant vers sa fin inévitable comme un marin ivre cherchant un endroit pour dessoûler. Nous n’étions plus les mêmes personnes et cela me rendait furieux, triste, et plein de ressentiment. Cécile et moi nous étions rencontrés à un mariage où nous avions été invités. Quand nous nous sommes parlé pour la première fois j’ai commencé par la détester car, comme beaucoup de femmes françaises, elle savait qu’elle était belle, arrogante, sophistiquée, difficile, élégante, opiniâtre, imbue d’elle-même et dépourvue de patience à l’égard des moindres mortels . . . comme les Américains.
— I am French, avait-elle dit énonçant une évidence en se moquant manifestement de moi.
— Tu aurais pu me duper. Je croyais que les Français étaient polis, ouverts, gentils et qu’ils aimaient les Américains, répondis-je testant son humour.
— Qui t’a dit ça?
— Un petit oiseau.
— Eh bien ton oiseau n’est pas très intelligent, dit-elle mais elle eut un sourire.
— Je suppose que non.
Cependant, son attitude n’enlevait rien au fait qu’elle avait la plus belle paire de jambes de Paris. Même au plus froid de l’hiver elle portait des robes. Je pensais qu’aucune femme n’avait le droit d’avoir de si jolies jambes. C’était une bénédiction et une malédiction. D’une manière typiquement féminine elle se plaignait du fait que les hommes regardaient toujours ses jambes en premier, qu’ils ne prenaient jamais le temps d’examiner ce qu’elle avait entre les oreilles.
— Je voudrais assurer mes jambes, elle me dit un jour.
— Quoi?
— Tu sais, comme la grande vedette du cinéma américain: Betty Grable.
— Comment tu sais ça?
— J’ai lu ça quelque part.
— Tu veux devenir une vedette de cinéma?
— Non, jamais de la vie. Je veux simplement prendre une assurance pour mes jambes. Elles sont bien, non?
— Elles sont magnifiques!
— C’est vrai?
— Oui.
— OK., je le ferai: One million dollars for Cécile’s beautiful legs, et elle rit.
— Cécile, t’es folle.
Quand des types ignoraient ses jambes c’était la pire insulte infligée à sa féminité. On était damné si on le faisait et damné si on ne le faisait pas. Sortir avec Cécile revenait en fait à jouer les drug dealers. Tous les mecs voulaient se bourrer de cette drogue.
Elle était dingue de jazz. Quand je l’ai découvert je lui ai dit, en bon Américain, qu’à mon avis elle remontait dans mon estime. Qu’il pouvait exister une sorte de grâce à être français, après tout.
— What a chauvinist, dit-elle.
— Regarde qui parle.
Son père était musicien et il lui avait communiqué son amour du jazz dès son plus jeune âge. Il avait été un artiste mineur, dans le milieu de la musique à Paris, et son unique heure de gloire avait été deux enregistrements qu’il avait réalisés avec Django Reinhardt, le grand joueur de guitare manouche. Son bien le plus précieux était une collection impressionnante de 78 tours des grandes figures du jazz américain du début des années vingt qu’elle avait constituée pendant ses études de universitaires à Washington, D.C.
Cécile et moi passions de longs week-ends avec des amis juste à écouter de vieux enregistrements. Parmi ces disques il y en avait un enregistré par Reinhardt et le violoniste Stéphane Grappelli qui était l’un de mes préférés. Quelques-uns de ses plus lointains souvenirs, tout enfant, étaient de se trouver au studio d’enregistrement en train d’écouter Grappelli jouer de vieux morceaux de jazz, des airs de Broadway, et répétant ses exercices de gammes.
Une quinzaine de jours après notre rencontre quelqu’un m’avait donné deux billets pour un concert d’Ella Fitzgerald. J’ai eu l’idée, farfelue, de trouver le numéro de téléphone de Cécile et de l’inviter à m’accompagner. L’idée d’aller voir le concert lui plut mais je sentis qu’elle n’était pas particulièrement enchantée d’y aller avec moi. Pour tenter de la persuader je lui racontai une histoire qui m’était arrivée complètement par hasard. Je m’étais retrouvé tout seul assis au balcon d’un petit théâtre de l’American Center For Students and Artists, en boulevard Raspail, tandis qu’Ella et son ensemble faisaient une répétition pour un show télévisé qu’elle donnait à Paris plus tard dans la soirée.
C’était le milieu de l’après-midi et l’endroit était désert. Le centre était une sorte de refuge pour étudiants et artistes. J’étais monté à l’étage pour trouver un peu de calme et j’avais fini par assister à quelque chose d’absolument fabuleux. Pendant près d’une heure j’étais resté assis à écouter Ella et son groupe reprendre toutes les chansons qu’ils répétaient pour le spectacle. Par une sorte de miracle, elle était en train de chanter pour moi tandis que j’étais tapi dans le noir comme une petite souris, ne faisant aucun bruit, juste à l’écoute. Ce fut un moment tout simplement magique!
Je me rappelais avoir pensé que c’était dommage de ne pas avoir d’enregistreur de cassettes avec moi. Quand ils eurent fini j’avais voulu me lever pour applaudir mais, bien sûr, je ne l’avais évidement pas fait. En tout cas, mon histoire n’avait pas l’air d’avoir impressionné Cécile du tout. Elle a donc décliné mon invitation mais elle m’a demandé mon numéro de téléphone. Il s’agissait, peut-être, d’une sorte de lot de consolation qu’elle me donnait pour avoir refusé de m’accompagner au spectacle. Je me suis dit que c’était bien fait pour ma gueule.
Puis, quelques minutes plus tard Cécile m’a appelé pour me dire qu’elle avait changé d’avis.
— Est-ce que c’est mon histoire avec Ella Fitzgerald qui t’a décidée?
— Tu as inventé cette histoire, n’est-ce pas?
— Non, c’est vraiment arrivé.
— J’aime Ella, mais pour ce soir j’aurais préféré Nina Simone.
— Bon, écoute, je vais appeler Nina pour voir si elle peut se libérer.
— Tu la connais?
— Bien sûr. Nous avons fait un bout de chemin ensemble. Je sais que je peux appeler Nina pour qu’elle remplace Ella ce soir, juste pour toi, répondis-je en riant.
— Tu es aussi bon que ça?
— Absolument.
— Les Américains, toujours en train de faire leur cinéma.
— Tu connais beaucoup d’Américains?
— Quelques-uns.
— J’avais espéré être le seul.
— What an ego! dit-elle en riant.
— Alors pourquoi as-tu changé d’avis?
Sa réponse fut que je n’avais pas le droit de poser une telle question à une femme. En tant que telle, elle avait le droit de faire la difficile et de changer d’avis. C’est la première leçon à apprendre au sujet des femmes, particulièrement des Françaises, dit-elle. La seconde est de ne jamais demander à une femme pourquoi elle a changé d’avis.
— Voilà les deux meilleures leçons de la vie. Apprends-les et tu n’auras jamais d’ennui avec les femmes, assura-t-elle.
A partir de la soirée du concert, nous sommes devenus inséparables. On aurait dit qu’elle n’avait jamais quitté mon appartement. Je me rappelais tellement bien ces journées parce que, tout le temps où étions ensemble, nous avons vécu aussi intensément que seuls deux êtres amoureux peuvent vivre. L’amour, oui, cette émotion plutôt étrange, inexplicable et puissante qui nous fait croire que tout est possible, qui envahit notre âme plus que n’importe quoi d’autre dans notre existence, est venu s’embrouiller avec la vie et ses vicissitudes et tout cela a fini par tourner au cauchemar.
Aussi, en dépit de mon esprit embué d’alcool, je voulus donner à Chris une réponse claire à sa question et j’en fus incapable. J’avais perdu le fil quelque part et je ne savais pas comment le récupérer. Tout ce que j’arrivais à faire, c’était naviguer dans toutes les directions, ce qui revenait à aller nulle part. Je tournais en rond. D’abord, je m’en voulais, puis j’en voulais à Cécile, puis je nous en voulais à tous les deux. Puis j’en voulais au monde entier. Finalement, je fus à court de gens à blâmer. Il faut que je dessoûle avant de trop réfléchir, pensai-je.
Je jetai un coup d’œil à Karen et Ron qui se tenaient par la main tandis que Manos s’assit juste en face de Ron en le regardant avec envie.
— Je t’ai pas fait sortir de prison. C’est Cléo et Démétrios, parvins-je finalement à répondre à Chris.
— Exact, mais si ça n’avait pas été pour toi, rien ne se serait passé.
— Mauvais calcul.
— Essaie de te montrer plus drôle, mec.
— D’accord, j’ai le droit d’être bénévole une seule fois dans toute ma vie.
— Une seule?
C’était lui maintenant qui se moquait de moi.
— Oui, et je pense que je viens de la gaspiller.
— Merde, tu cherches sans doute un sujet et comme ça tu pourras écrire et te faire du fric sur mon dos.
— Sûrement pas! Personne ne voudrait acheter cette histoire ni même la lire.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
Il haussa le ton un peu agacé par mes paroles.
— Pas intéressant, répondis-je juste pour l’emmerder.
— C’est gentil ça. Je suis content de pas t’avoir pour ennemi.
— Oh, n’en fais pas une affaire personnelle.
— Tu sais vraiment comment frapper en dessous de la ceinture.
— J’y connais rien. De toute façon ton histoire n’est pas assez sanglante.
— D’abord c’était pas intéressant. Maintenant c’est pas assez sanglant, grogna-t-il déçu.
— C’est pour ça que j’ai obtenu ce film dingue à écrire.
— Je détesterais voir quand tu en auras vraiment marre.
— Je serai beaucoup plus gentil alors.
— Tu sais je t’aime bien même si tu es un vrai salopard, déclara-t-il, formellement après un temps de silence.
— Fais comme tu veux, répondis-je.
Et nous nous sommes mis à rire de notre propre sottise de poivrots.
Big D. vint s’asseoir avec nous. Je l’avais vu boire beaucoup mais il était aussi sobre que quand on était arrivés au restaurant un peu plus tôt. Il voulait qu’on aille chez lui pour un dernier verre. Je n’y tenais pas. Je me suis finalement laissé convaincre quand tout le monde a dit que j’étais un rabat-joie. Hélène ne parut pas surprise de nous voir débarquer à une heure si tardive. On servit bientôt de la nourriture et des boissons et la fête se poursuivit. Ron et moi étions en pleine conversation quand Iris entra dans la pièce.
Je l’avais complètement oubliée et on la revoyant je sus que j’étais dans la merde, profondément dans la merde. A la façon dont elle me lança un regard je peux dire qu’elle avait compris que je la déshabillais mentalement. Elle savait précisément ce que j’étais en train de penser et d’éprouver. J’avais l’impression que nous étions en plein ballet sexuel; non, c’était plutôt comme un long tango, muet, sensuel et plein de désir quand le rythme du couple de danseurs les conduit tous deux vers quelque chose d’unique, de bouleversant et d’indescriptible.
Mes émotions étaient sans doute dues à l’alcool qui imbibait maintenant les méninges. Je flottais dans ce curieux état d’esprit, fin pété mais pas totalement dévasté, quand les sensations et les idées sont aiguisées, pures. Comme quand on pense, au cours de la nuit, à quelque décision à prendre, et que cela parait parfaitement clair et réalisable jusqu’à ce que le jour se lève et qu’on découvre que tout ce qu’on a fait est de brûler et d’épuiser des millions de cellules de notre cerveau pour rien.
Je sortis sur le balcon car j’avais besoin d’air frais. Les jumelles étaient superbes et Hélène aussi. Même Karen n’avait rien pour déplaire, mais Iris était différente. J’avais l’impression qu’elle me testait, me mettant au défi de la capturer dans ma conscience avant qu’elle disparaisse. Mais j’avais aussi le sentiment que d’une manière ou d’une autre cela lui était égal. Je pouvais voir que Chris, Ron et Manos la dévisageaient comme des hommes le font lorsqu’ils voient une femme objet de tous leurs fantasmes masculins et davantage encore.
Une femme également inaccessible, éphémère pourrait être les termes plus approprié. J’ai tout d’abord cru que c’étaient les boissons et l’heure tardive, mais en regardant Chris, Manos et Ron je sentis qu’ils réagissaient tous aussi à quelque chose de différent. Nous étions entourés de femmes attirantes mais Iris avait une aura intense, énigmatique, voluptueuse; comme la fumée, là, plus là.
Avec elle il semblait que tout serait possible car, par quelque moyen mystérieux, elle pourrait guider un homme à travers le labyrinthe. Cela semblait aussi terrifiant, dégage et distant. Peut-être qu’une meilleure description serait qu’elle me défiait de l’ignorer comme si c’était une option. C’est toujours un mystère l’effet que certaines femmes font sur les hommes. Manos sortit me rejoindre sur le balcon. Il sentait encore l’eau de Cologne du début de la soirée.
— Qui diable est-elle? demanda-t-il doucement.
— La cousine d’Hélène.
— Je suis amoureux!
— Je pense que tu étais déjà amoureux au début de la soirée, dis-je pour tester son sens de l’humour.
— Amour d’adolescence. Maintenant c’est pour de vrai.
— Attention! Il faut faire gaffe avec Big D.
— Qu’il aille se faire foutre. Je l’emmerde. Un homme pourrait tuer pour elle.
Il était sérieux. J’étais en train de dessoûler mais, d’un autre côté, j’étais en train de devenir singulièrement intoxiqué aussi. Plein d’idées me passaient par la tête mais aucune d’elles n’avait de sens. Il fallait que je m’éloigne de cet endroit et d’elle. La question cependant demeurait: pourquoi me trouvais-je dans cet état tellement vulnérable? Je ne recherchais ni la romance ni le sexe car je les considérais comme des complications que je pouvais éviter pour le moment. Tout cela me plongeait dans la confusion. Big D. arriva sur le balcon.
C’était une chaude nuit avec la lune haut perchée dans le ciel jouant à cache-cache avec les nuages. Manos, Big D. et moi nous tenions sur ce balcon, regardant tranquillement la lune, perdus dans nos pensées intimes. Je voulais être seul avec Iris. Lui parler et lui demander de m’expliquer des choses qui ne m’avaient jamais été expliquées par aucune femme auparavant. Je voulais arrêter des sentiments si confus, anxieux et pénibles. Je voulais être ailleurs, vraiment. Manos retourna dans la pièce.
— Je pense que la soirée est finie pour moi, dis-je à Big D.
— Chris est OK.
— Oui, je crois.
— Bon, peut-être un peu dingue.
— Qui ne l’est pas?
— Moi, dit-il très sérieusement.
— Je suis sûr que tu as fait des trucs fous à son âge.
— Pas fous comme ça.
— Par simple déduction tous les Grecs sont fous exactement comme les Anglais.
— Je préfère être fou qu’être anglais, dit-il en souriant.
— Tu marques un point. Qu’est-ce que tu as dit à Chris en prison?
— Je lui ai dit de la fermer.
— Il n’a pas dû apprécier.
— C’est juste un malaka.
— Vous n’êtes tous qu’un tas de malakas et de pusties de toute façon.
— Merci, dit-il en rigolant.
— Cette bouteille de cognac c’était bien trouvé.
— Une idée des jumelles.
— Vraiment?
— Ouais, en tout cas on l’a sorti de prison.
— Et comment t’as fait ça?
— Quelqu’un me devait un service. C’était pas compliqué.
— Ouais, j’imagine.
Pour un mercenaire le seul service que les autres lui doivent est qu’il les débarrasse de leurs ennemis. J’allais lui demander de quelle sorte de créance il s’agissait mais décidai d’y renoncer.
— Espérons qu’il restera dehors, dit-il sans trop de conviction dans la voix.
Je portai le verre à mes lèvres et en but une longue gorgée qui me brûla la bouche.
— Il faut que je me casse, dis-je.
— Pourquoi ne pas rester ici pour la nuit?
Son invitation me surprit car elle venait de si loin que je crus vraiment que je ne l’avais bien entendue. J’étais seul et personne ne m’attendait nulle part. Je regardai Big D. et je ne pouvais dire pourquoi il avait formulé cette invitation. Il l’avait fait spontanément. Voyant mon hésitation, il sourit.
— En souvenir du bon vieux temps, ajouta-t-il.
— D’accord, mais seulement si tu me prêtes ta brosse à dents.
Il eut un grand rire et retourna dans la pièce. Je ressentis alors comme un lourd fardeau qui quittait mes épaules.
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